samedi 28 octobre 2023

Montaigne I, 35 – De l´usage de se vêtir

De l'usage de se vêtir - Montaigne Essais I, 35

Éloge du nudisme. Différences dans la sensibilité au froid.

348  Ch. 35  [pagination Céard, 2001] *

Où que je veuille donner, il me faut forcer quelque barrière de la coutume, tant elle a soigneusement bridé toutes nos avenues. Je devisais, en cette saison frileuse, si la façon d'aller tout nu de ces nations dernièrement trouvées, est une façon forcée par la chaude température de l'air, comme nous disons des Indiens et des Mores, ou si c'est l'originelle des hommes.

Les gens d'entendement (d'autant que tout ce qui est sous le ciel, comme dit la sainte parole, est sujet à mêmes lois), ont accoutumé, en pareilles considérations à celles ici, où il faut distinguer les lois naturelles des controuvées, de recourir à la générale police du monde, où il n'y peut avoir rien de contrefait.

Or, tout étant exactement fourni ailleurs de filet et d'aiguille pour maintenir son être, il est, à la vérité, mécréable que nous soyons seuls produits en état défectueux et indigent, et en état qui ne se puisse maintenir sans secours étranger. Ainsi je tiens que, comme les plantes, arbres, animaux et tout ce qui vit, se trouve naturellement équipé de suffisante couverture, pour se défendre de l'injure du temps,

* Notes de Bénédicte Boudou.

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Proptereaque fere res omnes aut corio sunt,
Aut seta, aut conchis, aut callo, aut cortice tectae.
(Lucrèce)

[Et c’est pourquoi presque tous les êtres vivants sont recouverts de cuir ou de soie ou de coquille ou de corne ou d’écorce. — Lucrèce, De rerum natura, 935-936]

aussi [ainsi] étions-nous; mais, comme ceux qui éteignent par artificielle lumière celle du jour, nous avons éteint nos propres moyens par les moyens empruntés. Et est aisé à voir que c'est la coutume qui nous fait impossible ce qui ne l'est pas : car, de ces nations qui n'ont aucune connaissance de vêtements, il s'en trouve d'assises environ sous même ciel que le nôtre; et puis la plus délicate partie de nous est celle qui se tient toujours découverte: les yeux, la bouche, le nez, les oreilles; à nos contadins, comme à nos aïeux, la partie pectorale et le ventre.

Si nous fussions nés avec condition de cotillons et de gréguesques [pantalons grecs], il ne faut faire doute que nature n'eût armé d'une peau plus épaisse ce qu'elle eût abandonné à la batterie [assauts] des saisons, comme elle a fait le bout des doigts et plante des pieds. Pourquoi semble-il difficile à croire ?

Entre ma façon d'être vêtu, et celle d'un paysan de mon pays, je trouve bien plus de distance qu'il n'y a de sa façon à un homme qui n'est vêtu que de sa peau.

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Combien d'hommes, et en Turquie surtout, vont nus par dévotion. Je ne sais qui demandait à un de nos gueux qu'il voyait en chemise en plein hiver, aussi scarrebillat [gaillard] que tel qui se tient emmitonné dans les martes jusques aux oreilles, comme il pouvait avoir patience: « Et vous, monsieur, répondit-il, vous avez bien la face découverte; or moi, je suis tout face. »  

Les Italiens content du fol du Duc de Florence, ce me semble, que son maître s'enquérant comment, ainsi mal vêtu, il pouvait porter le froid, à quoi il était bien empêché lui-même: Suivez, dit-il, ma recette de charger sur vous tous vos accoutrements, comme je fais les miens, vous n'en souffrirez non plus que moi.

Le roi Massinissa jusques à l'extrême vieillesse ne put être induit à aller la tête couverte, par froid, orage et pluie qu'il fît. Ce qu'on dit aussi de l'Empereur Severus [Septime Sévère, 145- 211].

Aux batailles données entre les Égyptiens et les Perses, Hérodote dit avoir été remarqué et par d'autres et par lui, que, de ceux qui y demeuraient morts, le test [crâne] était sans comparaison plus dur aux Égyptiens qu'aux Persiens [Perses], à raison que ceux ici portent leurs têtes toujours couvertes de béguins et puis de turbans, ceux-là rases dès l'enfance et découvertes.

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Et le roi Agésilas observa jusques à sa décrépitude de porter pareille vêture en hiver qu'en été. César, dit Suétone, marchait toujours devant sa troupe, et le plus souvent à pied, la tête découverte, soit qu'il fit soleil ou qu'il plut; et autant en dit-on d’Hannibal,

tum vertice nudo
Excipere insanos imbres caelique ruinam.
— (Silius Italicus)

[Alors il recevait sur sa tête nue les pluies torrentielles qui s’effondraient du ciel. Silius Italicus, Guerres puniques, I, 250]

Un Vénitien qui s'y est tenu longtemps, et qui ne fait que d'en venir, écrit qu'au Royaume du Pégu [Birmanie], les autres parties du corps vêtues, les hommes et les femmes vont toujours les pieds nus, même à cheval. Et Platon conseille merveilleusement, pour la santé de tout le corps, de ne donner aux pieds et à la tête autre couverture que celle que nature y a mise.

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Celui que les Polonais ont choisi pour leur roi après le nôtre, qui est à la vérité un des plus grands Princes de notre siècle, ne porte jamais gants, ni ne change, pour hiver et temps qu'il fasse, le même bonnet qu'il porte au couvert. [1]

­ Comme je ne puis souffrir d'aller déboutonné et détaché, les laboureurs de mon voisinage se sentiraient entravés de l'être. Varron tient que, quand on ordonna que nous tinssions la tête découverte en présence des dieux ou du magistrat, on le fit plus pour notre santé, et nous fermir [endurcir] contre les injures du temps, que pour compte de la révérence [par respect].

Et puisque nous sommes sur le froid, et Français accoutumés à nous bigarrer (non pas moi, car je ne m'habille guère que de noir ou de blanc, à l'imitation de mon père), ajoutons, d'une autre pièce, que le Capitaine Martin du Bellay dit, au voyage de Luxembourg, avoir vu les gelées si âpres, que le vin de la munition se coupait à coups de hache et de cognée, se débitait aux soldats par poids, et qu'ils l'emportaient dans des paniers. Et Ovide, à deux doigts près :

Nudaque consistunt formam servantia testae
Vina, nec hausta meri, sed data frusta bibunt.
— (Ovide)

[Le vin tiré garde la forme du récipient, il ne se puise pas mais se distribue en morceaux. — Ovide, Tristes, III, X, 23-24.]

 Les gelées sont si âpres en l'embouchure des Palus Méotides [2], qu'en la même place où le Lieutenant de Mithridate avait livré bataille aux ennemis à pied sec et les y avait défaits, l'été venu il y gagna contre eux encore une bataille navale. Les Romains souffrirent grand désavantage au combat qu'ils eurent contre les Carthaginois près de Plaisance, de ce qu'ils allèrent à la charge le sang figé et les membres contraints de froid,

­↑1- Étienne Bathory (1533-1586) succéda en 1574 à Henri d´Anjou, devenu Henri III, roi de France à la mort de son frère, Charles IX. 
2- Palus Méotides, au détroit de la mer d'Azov.

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là où [tandis que] Hannibal avait fait épandre du feu par tout son ost [armée], pour échauffer ses soldats, et distribuer de l'huile par les bandes, afin que, s'oignant, ils rendissent leurs nerfs [muscles] plus souples et dégourdis, et encroutassent les pores contre les coups de l'air et du vent gelé qui tirait [soufflait] lors.

La retraite des Grecs, de Babylone en leur pays [1], est fameuse des difficultés et mésaises qu'ils eurent à surmonter. Cette-ci en fut, qu'accueillis aux montagnes d'Arménie d'un horrible ravage de neiges, ils en perdirent la connaissance du pays et des chemins, et, en étant assiégés tout court, furent un jour et une nuit sans boire et sans manger, la plupart de leurs bêtes mortes; d'entre eux plusieurs morts, plusieurs aveugles du coup du grésil et lueur de la neige, plusieurs estropiés par les extrémités, plusieurs roides, transis et immobiles de froid, ayant encore le sens entier. Alexandre vit une nation en laquelle on enterre les arbres fruitiers en hiver, pour les défendre de la gelée.

Sur le sujet de vêtir, le Roi de la Mexique changeait quatre fois par jour d'accoutrements, jamais ne les réitérait, employant sa déferre [ces vêtements, portés une fois seulement] à ses continuelles libéralités et récompenses ; comme aussi ni pot, ni plat, ni ustensile de sa cuisine et de sa table ne lui étaient servis à deux fois.

↑1- Xénophon, Anabase, IV, v, 11-14. Il s'agit de la retraite des Dix Mille (en 400 av. J.-C.).

­Commentaire

> se vêtir : coutume - costume - rang, prestige social :

L'histoire du costume pourrait être celle de l'étouffement du corps et de son aération. Elle confirmerait ainsi les progrès et les régressions de la pensée de l'homme.
Ce ne sont ni le froid, ni la nudité qui ont porté l'homme à se vêtir mais le souci de s'investir de tout ce qui l'aidera à s'affirmer et à être soi dans le monde. Le vêtement fut d'abord un ornement, porteur d'une puissance extérieure à l'homme. — (Maurice Leenhardt)

 > semi-nudité : érotisme

◊ Sully Prud'homme avait déjà dénoncé l´anomalie des drapés fallacieux, dans une diatribe où il qualifie l'homme : « Le seul des animaux qui se soit fait des voiles pour jouir de la nudité ! » — (Maurice Leenhardt)

Valérie couche avec Ferral. Elle affirmait que l'érotisme de beaucoup de femmes consistait à se mettre nues devant un homme choisi, et ne jouait pleinement qu'une fois. Malraux, La Condition humaine, 1933.

Et quoi que disent les femmes de ce grand royaume du Pegu [Birmanie], qui au-dessous de la ceinture, n'ont à se couvrir qu'un drap fendu, par le devant : et si étroit, que quelque cérémonieuse décence qu'elles y cherchent, à chaque pas on les voit toutes ; que c'est une invention trouvée aux fins d'attirer les hommes à elles, et les retirer des mâles, à quoi cette nation est du tout abandonnée : il se pourrait dire, qu'elles y perdent plus qu'elles n'avancent : et qu'une faim entière, est plus âpre, que celle qu'on a rassasiée, au moins par les yeux. — III, 5 – Sur des vers de Virgile. — (Montaigne)

« Tout nouveau maquillage, toute nouvelle robe, tout nouvel amant, proposent une nouvelle âme... » - (Malraux)

Références

Source:  Montaigne, Essais, éd. Céard, 2001. Pages 348-353
­ Montaigne, Œuvres complètes, Essais, Livre I, chapitre XXXVI, Gallimard, Pléiade, 1962.
­Encyclopédie_universelle.fr-academic  costume
­ Maurice Leenhardt, Pourquoi se vêtir? Journal de la Société des Océanistes Année 1978 58-59 pp. 3-7

↑► Lucrèce, Malraux, Montaigne, Ovide, Silius Italicus.

<> 23/11/2023                                                       

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