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dimanche 11 août 2024

L´amour des mâles en Grèce

 

Apollon et Hyacinthe

P. van Limburg Brouwer, Histoire de la civilisation morale et religieuse des Grecs, 1838.
Depuis le retour des Héraclides jusqu´à la domination des Romains. T. IV, II, 2, p. 224-275.
Petrus van Limburg Brouwer (1795–1847).


L'amour chez les Grecs ne se bornait pas aux femmes.
Ils en ressentaient aussi pour les jeunes gens de leur sexe.








CHAPITRE X.                                p. 224

L'amour des mâles. Réflexions préliminaires. Preuves des progrès de cette passion, tirées des principaux poètes. - Exemples d'hommes illustres qui s'y livrèrent. Exemples qui prouvent combien cette passion était généralement répandue. Manière dont les Grecs l'envisageaient. Exceptions à la règle générale. Différence entre les opinions des différentes nations grecques à cet égard. Distinction faite par les Grecs entre une passion honnête et un amour vénal. Explication de ce qu'on entendait généralement par cet amour soi-disant honnête. Preuves de la dépravation à cet égard. Ce qui distinguait l'amour des mâles en Grèce de cette même passion chez d'autres nations. La vie sociale des Grecs et le sentiment du beau qui les animait. Effets favorables de l'amour des mâles. Amour platonique. Remarques nécessaires pour modifier la conclusion qu'on croirait pouvoir en déduire. Effets funestes de l'amour des mâles.

 L'amour des mâles. Réflexions préliminaires.

 Dans une histoire de la civilisation morale des peuples modernes, l'exposé des mœurs, sous le rapport des relations domestiques et sociales, basées sur les désirs nécessaires à la propagation de l'espèce, finirait ici. Il n'en est pas ainsi dans l'histoire de la civilisation morale des Grecs. Il nous reste encore à parler d'une passion qui, quoique assez commune parmi les peuples anciens, et point du tout inconnue aux peuples modernes, surtout dans le midi de l'Europe, a cependant été regardée par les anciens même comme un trait caractéristique des mœurs grecques , et qui , tandis que , dans le monde moderne , on n'en entend presque parler que dans les annales de la justice criminelle, se rattache, chez les Grecs, à cette disposition particulière qui les rendit, plus qu'aucun autre peuple, propres à l'exercice des beaux-arts et aux sentiments les plus nobles et les plus élevés. 

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Pour résoudre cette contradiction, qui , bien qu'elle ne soit qu'apparente aux yeux de quiconque connaît les chefs-d'œuvre du beau siècle d'Athènes , présente cependant , même pour ceux-ci , des points non encore parfaitement éclairés , je demanderai encore quelques moments l'attention de mes lecteurs . J'ai réservé cette discussion jusqu'à ce moment, d'abord parce qu'elle mérite une attention particulière, et qu'elle ne se mêlerait pas facilement aux autres sujets qui nous ont occupés, et ensuite parce que je voyais la nécessité de préparer mes lecteurs, par ce qui précède, à l'investigation d'une matière qui , quelque choquants que puissent être les exemples de dépravation dont nous avons déjà parlé, doit certainement nous révolter plus que tout ce que les excès dans le commerce des deux sexes peuvent avoir d'offensant pour une âme bien née et sensible à la pudeur et à la décence.

Dans ce moment même je sens toute la difficulté qu'il y a à parler décemment d'une chose aussi indécente que l'est celle que nous abordons , et mes lecteurs auront pu s'en apercevoir , puisque jusqu'ici j'ai évité d'en prononcer le nom , ce qui toutefois n'était peut-être pas nécessaire pour leur indiquer le sujet de ce chapitre . Cependant ce sujet , quelque difficile qu'il soit pour un auteur qui craint d'offenser la délicatesse de ses lecteurs , n'en est pas moins éminemment intéressant pour quiconque aime à étudier les déviations et les erreurs de l'esprit et du cœur humain. Je tâcherai donc, autant que possible, d'éviter les écueils qui bordent ici notre route, persuadé que le désir de s'instruire rendra mes lecteurs indulgents pour des détails qui doivent trouver une excuse plausible dans le motif même qui m'a engagé à les exposer à leurs yeux.

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L'amour chez les Grecs ne se bornait pas aux femmes.
Ils en ressentaient aussi pour les jeunes gens de leur sexe.

Voilà en deux mots l'observation qui fera le sujet de nos recherches actuelles. Je dis l'amour, car il faut bien se garder de confondre ce sentiment avec de l'amitié, sorte d'euphémisme sous lequel on a cru devoir cacher sa nature pour des oreilles trop chastes. C'était bien effectivement de l'amour , c'était bien (avouons-le sans réserve) c'était bien un sentiment basé sur des besoins physiques , un sentiment plus fort et plus violent mille fois que celui qui rapproche l'homme des personnes de l'autre sexe, un sentiment beaucoup plus extravagant dans son expression, beaucoup plus terrible dans ses suites.

 On n'exigera certainement pas que nous tâchions de fixer l'époque où les Grecs se sont livrés pour la première fois à ces excès. On sait que ce vice est assez commun parmi tous les peuples anciens, et , quoiqu'en dise un auteur moderne (¹), il ne serait pas étonnant qu'il eût existé longtemps avant l'époque où l'histoire de la Grèce commence pour nous. Les fables de Ganymède et d'Hyacinthe semblent le prouver.

Nous ne déciderons donc pas si ce fut Orphée (²), ou Thamyris, ou Tallon de Crète, ou bien le roi Laïus, père d'Œdipe, qui en donna le premier l'exemple (³). Ce qui est certain c'est que dans les poèmes d'Homère on n'en trouve pas une trace. Car la manière dont quelques auteurs plus récents ont représenté l'amitié d'Achille et de Patrocle ne prouve rien contre le texte clair et précis du poète (4). 

Notes

(1) De Pauw , Wijsg . Bespieg. over de Grieken, T. I. p. 137. [Corneille de Pauw, 1739-1799, Recherches philosophiques sur les Grecs, 1788]

(2) Ovide, Métam. X. 83 sq.
(3) Voyez, à ce sujet , Suid . in v. Θαμύρις. Athen . XIII . 79. Apollod. Bibl. I. 3. 3. Élien. V. H. XIII . 5. et Plat. Legg. VIII . p . 645. G.
Thamyris. - Il s'éprend du jeune Hyacinthe, devenant ainsi, pour le pseudo-Apollodore, le premier homme à avoir aimé un autre homme. > Ovide, ibid. Hyacinthe (X, 163-219)
(4) Xénophon est du même avis (Symp . VIII . 31 ). M. Schneider rapporte, à cette occasion, une remarque de Platon qui fait observer qu'Eschyle, qui le premier représenta Achille comme  amant de Patrocle, n'a pas même eu égard à son âge, puisqu'il était plus jeune que son ami. Ce passage se trouve dans le Symposion, p. 318. B.
 
 Abattu par la perte d´Eurydice, Orphée fuit les femmes, et initie les Thraces à l´amour des garçons  "entre l´enfance et la jeunesse"  (Villenave).
Tertius aequoreis inclusum Piscibus annum
finierat Titan, omnemque refugerat Orpheus
femineam Venerem, seu quod male cesserat illi     80
sive fidem dederat; multas tamen ardor habebat
iungere se vati, multae doluere repulsae.
ille etiam Thracum populis fuit auctor amorem
in teneros transferre mares citraque iuventam*
aetatis breve ver et primos carpere flores.              85

 

­↑* juventa,  la classe d´âge des juvenes. d´où citra juventam : les moins de 17 ans.

Ce que devient le texte d´Ovide dans les traductions pudibondes :

 
Orphée fuit les femmes. Trois fois le soleil avait ramené les saisons. Orphée fuyait les femmes et l'amour : soit qu'il déplorât le sort de sa première flamme, soit qu'il eût fait serment d'être fidèle à Eurydice. En vain pour lui mille beautés soupirent; toutes se plaignent de ses refus.
Mais ce fut lui qui, par son exemple, apprit aux Thraces à rechercher ce printemps fugitif de l'âge placé entre l'enfance et la jeunesse, et à s'égarer dans des amours que la nature désavoue. — trad. Villenave, 1806. BCS 

◊◊ Trois fois, sur les pas du Soleil, les célestes Poissons avaient fermé le cercle de l’année, et nulle femme n’avait ramené à Vénus son cœur indocile, soit prudence, soit fidélité. Plusieurs cependant brûlaient de s’unir au chantre divin ; plusieurs essuyèrent la honte d’un refus. Même, à son exemple, les peuples de la Thrace apprirent à s’égarer dans des amours illégitimes, à cueillir les premières fleurs de l’adolescence, ce court printemps de la vie. — Ovide, trad. Nisard, 1869.

Plus près du texte : 

Er hat die thracischen Völker gelehrt, die Liebe zarte
Knaben zu wenden und so die ersten Früchte des kurzen
Lebensfrühlings noch vor der Schwelle der Mannheit zu pflücken. v. 83-85 - Üb. Erich Rösch, 1990.

Il a enseigné aux Thraces l´amour des gentils garçons, et à cueillir les primeurs du printemps fugace qui
précède l´âge d´homme. - trad. 2024.

 
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Et dans l'époque précédente nous n'avons presque trouvé d'autre occasion de faire mention de cette inclination contre nature que lorsque nous avons parlé de la manière dont, en Crète, on tâchait de la diriger vers un but moral et politique (5), ce qui s'accorde assez bien avec le témoignage d'Héraclide de Pont, que les Crétois furent les premiers qui se livrèrent à cette passion (6). Il est au moins probable qu'elle ait fait chez eux, dans les siècles héroïques, des progrès plus considérables que chez les autres nations de la Grèce. Nous ne nous occuperons pas davantage à décider si les Grecs ont appris ces excès des Perses, comme l'affirme Plutarque (7), ou si les Perses en ont reçu la première notion des Grecs, comme le veut  Hérodote (8). Nous remarquerons seulement qu'il serait difficile de trouver une nation où ils fussent plus généralement répandus qu'en Grèce, et que les Grecs eux-mêmes regardaient la relation entre un jeune homme et ses amants, comme un trait caractéristique qui les distinguait des Barbares (9). Il est connu d'ailleurs que les Athéniens défendaient cette relation à leurs esclaves, comme nous le verrons bientôt.

Notes

(5) Voyez T. I. p. 239 sq.
(6) Voyez T. I. p . 240. Timée a émis la même opinion, ap. Athen. XIII . 79.
(7) Plut. de Herod. malign. T. IX . p . 402 .
(8) Herod. I. 135. M. Müller croit que les Grecs ont appris l'amour des mâles des Lydiens. Gesch. Hell Stämme und Städte, T. III. p. 296.
(9) Le jeune Callistrate, dit Dion Chrysostome, avait beaucoup d'amants dans la colonie fondée à l'embouchure du Borysthène, car les colons avoient gardé cette coutume de celles qu'ils avoient apportées de la Grèce dans cette terre étrangère, en sorte qu'il ne serait pas étonnant, ajoute-t- il, que les Barbares imitassent leur exemple. Dion Chrysostome Or. 36. (T. II. p. 78.). C'est ainsi que Cornelius Nepos, parlant d'Alcibiade, dit : ineunte adolescentia amatus est a multis more Græcorum. Alcib. II. 2.cf. Præf. 4. Laudi in Græcia ducitur adolescentulis quam plurimos habere amatores. Cyrus appelle la coutume d'emmener le jeune homme qu'on aime dans les festins et les lieux publics, une coutume grecque . Xenoph. Cyrop . II . 2. 28 .

Un éraste touche les couilles
d´un jeune gars robuste.
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Et ce qui est encore hors de doute, dans cette question, c'est que nulle autre nation ancienne n'a su, comme les Grecs, rattacher cette passion à l'amour pour les arts, pour la philosophie, pour la vertu même ; que chez nulle autre nation il n'est résulté tant de bien d'une source aussi trouble et aussi impure. Sans donc nous inquiéter trop de questions impossibles à résoudre et d'ailleurs de peu d’importance, nous allons d'abord suivre les développements de la passion dont nous nous occupons dans ce chapitre, dans les différentes parties de cette époque, ce qui nous servira en même temps à prouver combien elle fut généralement répandue. Les faits ainsi établis, nous voulons tâcher d'examiner plus spécialement la manière dont les Grecs l'envisageaient eux-mêmes, ce qui, par une transition très facile, nous conduira à déterminer sa nature aussi bien que les causes qui en faisaient, comme nous l'avons dit, un trait distinctif du caractère des Grecs, pour examiner enfin les suites tant avantageuses que nuisibles qu'elle avait sous le rapport moral.



Preuves des progrès de cette passion, tirées des principaux poètes.

Les réflexions précédentes ont déjà pu nous convaincre que l'amour des mâles, bien qu'il ne fût pas inconnu aux anciens habitants de la Grèce, paraît avoir reçu ses plus grands développements dans cette époque. Il est d'ailleurs impossible de tracer une histoire proprement dite de ces développements et de la marche que cette dépravation a tenue , aussi peu que de celle qui a rapport à l'amour des courtisanes. Quelques auteurs modernes, il est vrai, prétendent que l'amour des mâles, sans mélange de volupté, fut la suite d'une sorte d'associations armées, dont ils croient trouver des exemples dans l'amitié de Thésée et de Pirithoüs, d' Oreste et de Pylade ; que ces associations furent renouvelées par la suite dans la cohorte sacrée des Thébains,

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et que le principe en fut appliqué par les philosophes à leurs systèmes de morale, tandis que l'amour sensuel n'était qu'une dépravation de ces liaisons innocentes : mais tout cela n'est en effet qu'une chimère. 

Nous avons vu plus haut ce qui donna occasion à l'association de Thésée et de Pirithoüs. Oreste et Pylade étaient amis, comme Damon et Phintias : rien de plus. D'ailleurs quelque haut que nous remontions dans cette époque, et même au-delà, comme nous l'avons vu, et quelque auteur que nous consultions, nous trouvons des traces de l'amour sensuel (10), qui n'avait pas besoin d'associations armées, pour s'élever dans le cœur des Grecs, puisqu'on le trouve chez tous les peuples anciens et parmi ceux des modernes qui habitent des régions plus exposées à des chaleurs excessives.

La suite de nos recherches prouvera, au contraire, que ce furent les traits caractéristiques des, Grecs, leur humanité et le sentiment du beau, qui amortirent les effets nuisibles de cette passion, et qui lui donnèrent un caractère entièrement particulier. C'est une bien grave erreur de faire naître des désirs sensuels d'une amitié martiale ou d'un amour pur et platonique. Cet amour purifié fut bien plutôt un effet des tentatives des législateurs et des philosophes pour modifier les mauvais effets d'une inclination qui existait depuis longtemps. Solon et Socrate nous en offriront des exemples (11).

Le sage Solon en fait mention comme d'une jouissance de la vie humaine  (12), et, si nous pouvons en croire Plutarque, il n'y fut rien moins qu'insensible (¹³).

Notes
(10) Le Juste , dans Aristophane (Nub. 958 sq.) , parle , il est vrai , des précautions qu'on prenait anciennement à Athènes pour garantir la jeunesse de toute corruption, mais ces précautions même prouvent que le mal existait déjà.
(11) J'avais ici en vue entr'autres Meiners, Vermischte Schriften. T. I. p. 83 sq., et Köpke, dans une note sur Nitsch , Beschreibung etc. T. I. p. 465.
(12) Solon fr. ed. N. Bach. p. 84.
(13) Plut . Sol. I.
 
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Théognis, le moraliste, a célébré l'amour des mâles dans ses vers (14). Parmi ceux qui lui sont attribués on en trouve où il prétend que sans cet amour il n'y a pas de véritable contentement dans la vie (15), et où il loue le bonheur de celui qui peut s'y livrer sans ménagement (16). Le grave Pindare, qui, animé d'un profond respect pour les dieux immortels, recule avec une sainte horreur devant les fautes qu'on a osé leur imputer, le grave Pindare, qui craint d'offenser les dieux, en avouant qu'ils aient pu être adonnés à la gourmandise (17), n'hésite pas à représenter Neptune, le cœur enflammé d'une passion impudique et enlevant le jeune Pélops, l'objet de ses désirs (18).

Notes

(14) Παιδικ Mσα. éd. Welck. p. 67 sq. Cicéron parle dans le même sens d'Alcée et d'Ibycus. Tusc. Quæst. IV. 33.
(15) "Ος τις μὴ παῖδας τε φιλεῖ καὶ μώνυχας ἵππος
Καὶ κύνας , ἔποτέ οἱ θυμὸς ἐν εὐφροσύνῃ. vs. 1269. éd. Welck.
(16) On pourrait croire que les vers précédents fussent plutôt une satire que l'expression de l'opinion de l'auteur ; ceux qui vont suivre me semblent justifier le sens que nous leur avons donné :
Όλβιος, ὃς τις ἐρῶν γυμνάζεται, οἴκαδε δ᾽ ἐλθὼν
Εύδει σὺν καλῷ παιδὶ πανημέριος. vs. 1349.
Heureux l´amoureux qui après s´être exercé au gymnase, ramène chez lui un beau garçon et passe le reste du jour au lit avec lui. — trad. 2024.Voyez encore vs. 1355 sq.
(17) Pind. Οl. I. 82. Ἐμοὶ δ᾽ ἀπορα, γαστρίμαργον
      Μακάρων τιν' εἰπεῖν.
(18) Ib. vs. 65. Δαμέντα φρένας ἱμέρῳ.                      
Et cela après avoir posé en principe qu'il faut dire des dieux des choses honnêtes :
Ἔστι δ᾽ ἀνδρὶ φάμεν
Ἐοικὸς ἀμφὶ δαιμόνων καλά. -

 M. Jacobs, dont nous aurons bientôt occasion de nous occuper encore, témoigne une véritable indignation contre ceux qui ne voient pas que tout ceci n'est qu'un amour platonique parce que c'est Pindare qui l'a écrit. Je me contente de lui demander ce que signifie μερος, l'expression par laquelle ce poète désigne l'affection de Neptune. ce que signifie εδει [coucher], Théognis, et μηροί [cuisses] et φιλήματα [baisers], dans Sophocle.

Ralf (49) et Étienne (34)
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Il n'est donc pas étonnant qu'il déclare que lui-même ne saurait résister à l'éclat des beaux yeux du jeune Théoxène, et que celui qui peut les regarder, sans se sentir entraîné par le plus violent désir, a un cœur de fer ou de diamant (19). Eschyle change, dans une de ses pièces, la noble amitié d'Achille et de Patrocle en une passion dont la nature ne saurait être douteuse pour quiconque connaît les expressions dont il se sert à cette occasion (20).

Il n'est pas besoin de croire que Sophocle ait poussé l'impudence aussi loin que le veut Athénée (21), pour nous assurer qu'il ne fut pas plus réservé sur ce point que ses compatriotes (22), surtout parce que nous savons qu'il n'a pas craint de représenter l'un des malheureux fils de Niobé invoquant le secours de son amant, au moment où il voit Apollon le menacer de ses flèches mortelles (23). On disait qu'Euripide était plus enclin à aimer les femmes que les jeunes gens,

 Notes

 (...)

232
cependant il y a des auteurs qui semblent vouloir indiquer que la passion contre-nature ne lui fut non plus tout à fait inconnue (24).
Après ces aveux sur le compte de Sophocle et de Pindare, on ne croira certainement pas nécessaire que nous citions le Bathylle d'Anacréon ou les passages d'Aristophane où il est question de l'amour des mâles (25).
Et, sans alléguer les fragments de la Cinédologie de Sotade (26), il suffira de rappeler au lecteur les épigrammes de Rhianus (27), celles d'Asclépiade (28), de Callimaque (29), de Dioscoride (30), pour prouver que les poètes alexandrins ne le cédaient pas sous ce rapport à ceux du beau siècle d’Athènes. Quelques-unes des idylles de Théocrite, productions qui font le charme des amateurs de la Muse grecque, et qui ont été les modèles de tous les poètes en ce genre, quelques -unes des idylles de Théocrite sont remplies de passages tellement obscènes qu'il est absolument impossible de les rendre dans une langue moderne (31).
 
Notes
(26)  Sotadès est célèbre pour ses kinaïdoï ou phluakes, poèmes satiriques obscènes, pour les premiers palindromes connus, et pour le vers sotadéen ou sotadique. > Sotades (en)

(...)

233
Il me semble même qu'en comparant de semblables passages à la plupart des endroits des poètes plus anciens où il est question de cet amour, on voit clairement que l'impudence est allée en augmentant, ce dont on se convaincra mieux encore, en jetant les yeux sur les productions des poètes de l'époque romaine. Il suffit d'alléguer ici Straton de Sardes, dont les épigrammes surpassent les passages cités de Théocrite autant que ceux-ci les endroits des poètes qui l'ont précédé, et qui contiennent des détails non seulement obscènes, mais si sales et si dégoûtants que je ne comprends pas comment ses contemporains même aient pu les lire sans que le cœur leur en soulevât (32). D'ailleurs les romans grecs, bien que l'intrigue en repose toujours sur cet amour que nous connaissons, contiennent cependant aussi plusieurs exemples de l'amour des mâles. Lorsqu'on voit la manière dont Hippothoüs, dans le roman de Xénophon d'Éphèse, parle de son amour pour le jeune Hypéranthe (33), il n'est certainement pas étonnant qu' Égialée rende grâces à la providence pour l'occasion qu'il trouve de passer une nuit avec sa maîtresse (34). On n'aurait d'ailleurs qu'à voir la simplicité naïve avec laquelle l'auteur raconte que Leucon couchait avec Rhode, Habrocome avec Anthia et Hippothoüs avec le beau Clisthène (35).

Notes

(32) Anthol . T. III. p. 68 sq. Je n'ose supposer que mes lecteurs soient curieux d'en voir des preuves. Cependant s'il leur prenait envie de vérifier mon accusation, je puis les engager à jeter les yeux sur les épigrammes VI, LI, LXXVII, XCVe .
Mais tout cela n'est rien en comparaison de la LXVIIe épigramme, où l'auteur lui-même ne paraît pas avoir osé s'exprimer sans images, qui en rendent le sens d'abord un peu obscur, même pour le lecteur grec, mais qui, expliquées par les remarques du savant Jacobs (Anthol. T. X. pag. 108 fin. 109 ), présentent une chose très facile à comprendre et très dégoûtante.
(33) Xenoph Ephes , 111. 2. (34) Ib. V. I. (35) Ib. V. 13.
 
234
Le roman d'Achille Tatius présente également des exemples de cet amour (36). Mais dans celui de Longus, Daphnis se défend avec vigueur contre la brutalité de Gnathon (37). Parmi les lettres d'Aristænète il n'y en a, si je ne me trompe, qu'une seule qui s'y rapporte, et encore n'a-t-elle rien d'indécent (38). Le roman d'Héliodore enfin se distingue favorablement des autres sous ce rapport, comme sous bien d'autres, puisqu'il n'en est question nulle part.

 Exemples d'hommes illustres qui s'y livrèrent.

 Nous avons souvent remarqué que les ouvrages des poètes nous offrent l'image de la vie actuelle. Quelquefois cependant nous avons dû nous contenter des renseignements qu'ils nous donnaient, sans pouvoir toujours les vérifier par le témoignage de l'histoire. Malheureusement ce n'est pas ce que nous avons à craindre ici. Nous avons déjà vu que quelques-uns des auteurs dont nous venons de parler joignaient l'exemple aux préceptes. Et d'ailleurs il n'y a presque pas de nom célèbre dans l'histoire dont le souvenir ne soit souillé par des accusations malheureusement trop fondées. Parmi ces noms nous ne trouvons pas seulement ceux d'Alcibiade, qui fut lui-même , dans sa jeunesse, l'objet des vœux d'une foule d'amants (39), de Lysandre (40), d'Alexandre de Phères (41), de Philippe de Macédoine (42), d'Antigonus (43), mais ceux de Thémistocle, d'Aristide (44), d'Agésilas (45), d'Épaminondas, au moins s'il nous est permis d'en croire Théopompe et Plutarque (46).

Notes

(…)

Amants slovènes: Étienne (d.) et Ralph (g.)

235
Que si nous étions tentés de récuser leur témoignage, ainsi que celui de Diogène Laërce au sujet de Xénophon (47) et de Platon (48) et d'autres philosophes célèbres (49) , ou si nous voulions écarter l'accusation qu'elle renferme, en disant que cette inclination n'était qu'une simple amitié (50), la manière dont ces philosophes, et spécialement Xénophon et Platon, s'expriment au sujet de cette passion doit nous faire croire qu'au moins ils n'y voyaient pas le mal que nous croyons y trouver. Sans parler des endroits sans nombre où Xénophon s'occupe de la relation entre l'amant et le jeune homme qu'il aime (51), ce que font tous les auteurs grecs. Xénophon lui-même avoue qu'il est loin de voir dans l'acte d'embrasser un joli garçon le danger que Socrate en redoutait (52). Et quant à Platon, après avoir assigné le premier rang à ces amis qui se bornent à un commerce tout à fait innocent et sans aucun mélange d'incontinence, il déclare que ceux qui n'ont pas réussi à s'abstenir d'une jouissance plus matérielle, pourvu qu'ils s'aiment véritablement l'un l'autre, sont dignes d'occuper la seconde place.

Notes

(…)

236
Quoique leurs âmes n'obtiennent pas leurs ailes tout de suite, comme ces amants réservés dont il venait de parler, elles y sont cependant tout à fait préparées, et, bien loin de descendre dans les lieux obscurs au-dessous de la terre, ils jouissent ensemble d'un bonheur ineffable dans les hautes régions du ciel (53).

 Exemples qui prouvent combien cette passion était généralement répandue.

 Après ces exemples il ne nous paraîtra pas étonnant que ce vice se trouve aussi chez des hommes du vulgaire. Mais aussi, parce qu'on l'y trouve , et qu'on l'y trouve fréquemment , parce qu'il est évident qu'il avait infecté toute la société , nous sommes obligés de juger avec plus d'indulgence ceux qui nous paraîtraient d'ailleurs devoir être exempts d'une inclination aussi abominable.

 Un soldat avait accusé Xénophon de l'avoir frappé. Xénophon lui demande entr'autres si ce fut à l'occasion d'une querelle au sujet de quelque jeune homme. Xénophon savait mieux, mais nous voyons par-là que ces sujets de dispute n'étaient guère moins connus que les autres sur lesquels il l'interroge (54). Parle t-on d'amour , c'est presqu'autant l'amour des mâles qu'on a en vue que celui que nous croyons seul digne de ce nom (55).

Notes

(…)

(55) Je ne sais si d'autres ont éprouvé ceci comme moi, mais cela m'a toujours affecté d'une manière très désagréable, lorsque dans cent endroits où il est question d'amour, on finit toujours par voir qu'on ne pense pas même à une femme. Voyez p. e., pour prendre au hasard un exemple d'une centaine qui s'offrent partout, le raisonnement de Cléarque chez Athénée. XV. 9.

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Parle-t-on de continence, c'est souvent par préférence qu'on l'entend des rapports avec des jeunes gens (56). On fait des compliments à un jeune homme sur sa beauté, comme nous le ferions à une dame (57). Aussi, pour rendre l'illusion plus complète, Platon représente le jeune Lysis, par exemple, avec toute l'ingénuité et toute la naïveté d'une jeune fille (58)
Avec la même impudence, avec laquelle on avoue des relations avec des courtisanes, on raconte aux juges qu'on a eu une intrigue avec un jeune homme (59). Cette impudence allait même au point qu'un jeune homme osa accuser devant l'archonte un étranger de l'avoir privé de la récompense que celui-ci lui avait promise pour son infâme complaisance. Il est pourtant juste de remarquer qu'il paraît que ce scandale excitait l'indignation du public (60) ; mais que penser de cet honnête citoyen dont parle Eschine, dans le même discours, qui engagea Timarque, pour une somme d'argent, à venir demeurer avec lui ; que penser de l'orateur qui, ne cachant nullement le motif de cette convention, et en avouant que ce citoyen, qu'il désigne par son nom et celui de son père, avait toujours quelques jeunes gens dans sa maison, ajoute qu'il ne le dit pas pour lui nuire dans l'opinion publique, mais seulement afin qu'on sût de qui il voulait parler (61).

Notes
(56) P. e. encore (car ces traits, ainsi que les précédents, se trouvent partout) Xénophon, Agésilas, V. 4. > Remacle. [Épris du beau Mégabate, Agésilas refuse que le jeune Perse l´embrasse devant les autres]
57) Plat. Lysis, p . 107. C. ( 58) Ib . p. 109. B.
(59) Lysias, Apol. c . Simon. (Oratt. Att . T. 1. p . 191 fin . 192.) .
(60) Æschin. c . Timarch. (Oratt . Att . T. III . p . 301.)
(61) Ib. p . 263. Ταυτὶ δὲ λέγω τέ φορτικά ἕνεκα , ἀλλ᾽ ἵν᾽ αὐτὸν γνωρίσητε ὅστις ἐστίν . Il l´appelle ανήρ τὰ μὲν ἄλλα καλὸς κἀγαθός, Dans la suite il parle encore de plusieurs autres qui eurent de pareilles liaisons avec Timarque, où l'on voit en même temps que ces amours ne causaient pas moins de querelles et de désordres que les relations avec les courtisanes. ib. p . 267-270. Je voudrais bien savoir ce que ces savants respectables qui croient les hommes aussi honnêtes qu'ils le sont eux-mêmes, et qui voient à Athènes partout des amants platoniques, auraient à répondre à de pareilles preuves, M. Jacobs surtout, qui cite ce même discours, mais pas ce passage, pour prouver que les bonnes mœurs n'y perdaient rien. Bon dieu, est- il possible !

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