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mardi 21 novembre 2023

Nudité des Sauvages - Fontenelle

Vigueur masculine.

 
Lettre à Madame la Marquise de *** sur la nudité des Sauvages. 1768.

Madame,

Je ne sais comment répondre à la lettre que vous m´avez fait l´honneur de m´écrire, ni comment traiter cette matière touchant la nudité des Sauvages, sans blesser votre modestie, sans offenser votre pudeur : la matière est très délicate ; je m´abstiendrai des obscénités, mais je ne sais si je pourrai vous garantir des idées obscènes.

Quoi, me dites-vous, comment, sans rougir de honte, peut-on souffrir la présence des hommes et des femmes toutes nues ; comment sans distraction, peut-on voir dans les églises de pareils objets ; et comment les ministres du Seigneur, qui ne peuvent nous souffrir dans l´église sans avoir le sein couvert et les bras mêmes enveloppés, peuvent-ils permettre que ces gens-là entrent dans les temples et y montrent à découvert un sein qui dans les jeunes personnes rebondit comme des agneaux dans une prairie, des hommes dont la carnation et l´expression naturelle des muscles de leur corps annoncent et promettent les heureux effets d´une vigueur masculine, sans que le beau sexe en soit ému  et les hommes animés, sans blesser la pudeur que nous possédons en naissant, et qui nous est naturelle ?

Vous assurez, Madame, qu´il est impossible que cela soit autrement. L´expérience cependant détruit vos raisons, et fait voir que ce qu´on appelle pudeur, ne doit pas être mis au rang des idées qu´on appelle innées, et qu´elle n´est qu´un effet de l´éducation, de la coutume, et de l´usage.

Si la nature avait donné quelques parties réellement honteuses à l´homme, qu´il ne dût les exposer en vue, elle est trop sage pour ne pas lui avoir donné en même temps quelques autres parties, propres pour les couvrir et les dérober aux yeux. Ce n´est que lorsque les enfants ont appris les conséquences de la nudité, et l´idée qu´on se forme de la pudeur, qu´ils commencent à rougir comme leurs parents et leurs maîtres.

Preuve que cette pudeur n´est qu´un effet de l´éducation, c´est que le beau sexe ne rougit pas de voir dans les tableaux des petits enfants qui représentent des amours, chez qui rien n´est caché ; mais tout le monde se récrierait si par hasard on voyait ces amours féminisés.

L´on se promène tranquillement dans un parterre rempli de ces belles statues toutes nues, qui représentent des Faunes, des athlètes, sans en être beaucoup ému et sans en rougir.

Un grand Prince ayant fait couvrir celles de ses jardins faites de tuf, avec des pampres, fit dire à une dame : Ô les belles choses que nous verrons cet automne, lorsque les feuilles tomberont !

On regarde avec une sorte d´indignation une personne qui conserve dans son cabinet des tableaux ou des gravures qui contiennent des nudités qu´on appelle obscénités ; et l´on admire un Hercule, une Vénus de Médicis, et d´autres divinités de l´antiquité païenne, exposées aux yeux du public, dans les palais dont les maîtres tiennent le premier rang parmi les ministres de la Religion.

Convenez-en, Madame, il y a là bien des effets de l´éducation, de la coutume, de la prévention. Voici une preuve encore plus forte :

Vous ne rougissez pas certainement, Madame, d´exposer aux yeux et à l´admiration du public, votre beau visage pétri de roses, vos beaux yeux, et toutes les grâces dont la nature vous a favorisée, pendant que la plus belle Ottomane, je ne dis pas sultane du sérail, mais l´épouse d´un simple mahométan, croirait avoir perdu son honneur, si un homme, autre que son mari, avait vu son visage.

En montant d´Alexandrie au grand Caire en bateau sur le Nil, j´ai vu souvent des Égyptiennes, qui venaient y puiser de l´eau, jeter sur leur tête le bas de leur chemise, pour couvrir leur visage, au risque d´exposer à nos yeux ce que vous seriez bien fâchée, Madame, de montrer à qui que ce soit au monde.

Dans d´autres pays, il n´est pas moins honteux aux femmes de montrer leurs pieds, qu´elles estropient souvent à force de les serrer pour les rendre plus petits. Les Azénagiens, peuples du Sénégal [*], cachent leur bouche avec plus de soin que leurs parties naturelles. Est-ce que le visage, la bouche, les pieds de ces gens-là sont des parties honteuses, qu´on n´ose montrer sans blesser la pudeur et sans perdre son honneur ? Non, certainement, me direz-vous, à qui on n´a point inspiré ces sentiments, et qui croyez, au contraire, qu´il est beau et naturel de les montrer, même de les embellir et d´en augmenter les attraits ; et vous vous moquez, avec raison, des idées ridicules de ces peuples. Eux, au contraire, pensent que les idées doivent être innées chez leurs femmes, comme vous croyez qu´il est naturel de cacher les autres parties de votre beau corps.

Si la pudeur était quelque chose de naturel en nous, Adam et Ève, créés nus dans le paradis terrestre, auraient d´abord rougi  de leur état ; mais point du tout, la honte ne les a surpris qu´après leur péché ; et la pudeur que nous regardons comme une vertu, fut comme une punition de leur désobéissance. Alors ils couvrirent leur nudité avec une feuille de figuier, n´en déplaise à ceux qui, pensant que cette feuille était trop petite, suppléent à sa place la feuille d´un bananier, qui a cinq à six pieds de long, sur deux de large. Je dis qu´une semblable feuille n´était pas nécessaire ; elle les aurait indubitablement embarrassés, s´ils l´eussent prise pour la première pièce de l´harnois d´un cavalier, comme s´exprime Rabelais, c´est-à-dire, pour leur servir de braguette. D´ailleurs, ce serait faire tort à Ève, que de lui donner une si large couverture ; et quand même Adam aurait ressemblé au dieu de Lampsaque, cette feuille lui aurait été à charge. [*]

Le camisa des Caraïbes, comme je vous l´ai marqué ailleurs, Madame, n´est guère plus grand que la feuille d´un figuier ordinaire ; il cache entièrement leur nudité. Et le chiffon que les hommes portent attaché à leurs reins, n´a que quatre pouces de largeur ; tout le reste de leur corps est nu, et ils n´en ont point de honte. [*]

Et pourquoi rougiraient-ils ? Avant l´invention des arts et métiers, avant la fabrique des toiles, les hommes n´allaient-ils pas nus ? Et cet usage d´aller nu a dû durer très longtemps, puisque dans les temps héroïques les Hercules, les Alcides et les autres héros de la Grèce naissante n´étaient couverts que de peaux de lion, ou des autres bêtes féroces qu´ils avaient détruites, et dont ils portaient les dépouilles et s´en paraient, plutôt pour leur servir de trophée, que pour leur tenir lieu d´habillement. Ces peaux leur couvraient les épaules, mais elles ne pouvaient leur servir de draperie pour couvrir leur nudité : c´est ainsi au moins qu´on nous les représente.

À ce sujet, Madame, permettez-moi que je vous raconte un petit trait. Plusieurs dames et cavaliers s´arrêtèrent devant la statue d´un Hercule antique, et comme ils la considéraient et l´admiraient, un des cavaliers voulut imprudemment leur faire observer un défaut qui était un manque de proportion : " Hélas ! reprit une dame de la troupe, si vous étiez comme cet Hercule tout nu par le froid qu´il fait, peut-être trouverait-on moins de proportion chez vous."

Ce n´est pas les seuls Caraïbes qui vont ainsi nus ; ce sont tous les peuples qu´on trouve dans ce vaste continent : les rigueurs des zones glaciales, les variétés des tempérées, les ardeurs de la torride n´ont point été capables de leur faire prendre des habillements. À peine les Sauvages du Nord du Canada se couvrent-ils de quelques peaux, lorsque le pays est rempli de neige et de glaces ; leur corps endurci aux intempéries de l´air les rend presque insensibles aux froideurs de l´hiver, et le même corps, accoutumé aux grandes chaleurs, les empêche de ressentir les traits brûlants des rayons du soleil : car toutes ces plumes, ces colifichets dont se parent les Mexicains et les Péruviens, ne sont que des bizarreries qui ne les garantissent ni du froid ni du chaud, et qui, laissant à découvert toutes les parties de leur corps, ne font que gazer celles qu´on appelle naturelles.

Tous les Africains vont également nus. Les Hottentots du Cap de Bonne Espérance ne sont couverts que par la crasse et l´ordure affreuse que les boyaux des animaux à demi pourris dont ils ceignent leur corps, y laissent.
Si l´on cherche plus exactement, l´on trouvera grand nombre d´Asiatiques également nus ; et ce qui est plus, l´on verra dans les Indes Orientales leurs Brahmanes, leurs Fakirs, et dans l´Empire Ottoman les Derviches, les uns et les autres, espèces de religieux, qui parvenus à un point de sainteté prétendue,  vont impunément nus en public.

Il s´ensuit de ce que je viens de dire, que presque la moitié des hommes qui vont sur la terre, vont nus sans rougir de leur nudité ; donc, ce que nous appelons pudeur n´est pas une chose innée en nous.
Ces peuples accoutumés de voir toutes les parties du corps humain à découvert, ne sont pas plus émus que nous le sommes de voir le visage d´une femme ; car quelle raison y aurait-il de cacher quelque partie du corps et d´en montrer à découvert d´autres ?

Celles dira-t-on, que l´on cache sont les égouts naturels du corps humain, qu´on a une juste honte de montrer.
Mais la bouche, le nez, les oreilles ne sont-ils pas aussi malpropres que ces autres parties ? Ces exhalaisons souvent infectes, ces crachats, cette morve, ne sont-elles pas plus dégoûtantes que les liqueurs qui émanent des parties naturelles ?

Il y a certainement quelqu´autre raison. Il semble qu´il ne devrait pas être plus honteux de perpétuer l´espèce que de conserver son individu.

Le philosophe Cynique paraissait fondé de dire qu´il plantait tranquillement un homme en public, tout comme il mangeait dans les rues lorsqu´il avait faim. L´action même qui conserve l´espèce de l´homme doit être plus noble, et elle l´est en effet. Car quelles fêtes, quelles réjouissances, quelles cérémonies même religieuses ne fait-on pas lors des noces ? Et quelqu´un ignore-t-il à quelle fin on se marie ? L´acte qui doit s´en suivre, tout le monde le connaît, en a des idées claires et distinctes ; cependant les lois de l´honneur et de la pudeur défendent de le nommer et de le pratiquer en public. C´est une chose qu´on a confié au secret, et c´est un crime de violer ce secret. On ne peut en parler qu´avec des détours, des circonlocutions. L´on se cache soigneusement pour commettre une action dont on se glorifie des suites. L´on a honte de procréer en public un enfant, et l´on est tout brillant, tout glorieux de l´avoir fait.

L´on prononce hardiment les noms de divers crimes : tuer, voler, assassiner, crimes qui détruisent le genre humain ; l´on rougit de prononcer celui qui le conserve, qui le perpétue. Quelle est la raison de cette bizarrerie, d´une variété si grande dans les sentiments au sujet de la même action ?

La voici, Madame, à ce que je crois. La pensée d´avouer, ou l´aveu que nous faisons de nos imperfections et de nos faiblesses cause ce que nous appelons honte. Chacun tâche d´éloigner de soi cet aveu autant qu´il lui est possible.

Et quoiqu´il ne dépende pas de nous d´être beaux et riches, nous rougissons de la laideur et de la pauvreté, ou de quelques infirmités naturelles que nous avons. Il en est de même si nous n´avons pas les qualités d´esprit qui conviennent à notre état : le soldat rougit de sa lâcheté, le docteur de son ignorance, le marquis de son impolitesse ; mais le paysan n´a nulle honte d´être grossier, l´homme d´église de se garantir de périls de la guerre, les nobles d´être ignorants. Un petit-maître fait gloire d´être badin et folâtre auprès du beau sexe, tandis qu´un magistrat se croirait déshonoré  s´il commettait les mêmes actions badines. De là je conclus que la honte ne consiste qu´en ce qui marque en nous une dissemblance avec nos égaux, tant pour le corps que pour l´esprit.

Cela n´aboutit à rien me direz-vous. Exposer aux yeux du public ce qui nous est naturel et conforme à tous les hommes ne doit pas être honteux, puisqu´il n´y a rien en cela qui puisse mortifier l´amour-propre et le désir intérieur que nous avons de mériter l´estime des hommes.

Pourquoi sera-t-il honteux de montrer certaines parties de notre corps, tandis que nous faisons gloire d´en exposer à nu les autres ? Ce ne peut être qu´une prévention, une coutume, l´effet de l´éducation ; les idées qu´on nous imprime, qui nous font rougir lorsque nous montrons à découvert le ventre, le sein, les fesses, dans les pays où les habillements sont en usage. Ces mêmes raisons font également trouver honteux de montrer le visage, la bouche, les pieds chez les peuples où il est prohibé de les faire voir.

C´est bien plutôt, me direz-vous, que les hommes, chacun dans leurs cantons, se sont imposé des lois et ont imposé une punition, un mépris, aux violateurs de ces lois, de sorte qu´il est fâcheux de ne point s´y conformer.

Dans les pays où les habillements sont ordonnés, où il est de coutume et de règle de couvrir le corps, on a honte d´y paraître nu et de montrer les parties qu´on est convenu de cacher : bien plus, dans certains pays on n´y peut paraître en public que dans les habillements réglés à chaque état ; un prêtre, un magistrat rougirait de paraître en public avec les habillements des paysans ou d´un cavalier, un galant homme habillé et coiffé en femme ; et le moine qui serait déshonoré de porter l´épée et le plumet en France, en Italie, paraît hardiment en état de guerrier en Angleterre, en Hollande.

Les Mahométanes arabesques, bédouines seraient regardées comme infâmes dans une ville de Turquie, si elles y paraissaient à visage découvert, et elles sont très honnêtes femmes dans leurs Douars, lorsqu´elles y montrent  leur visage, leurs bras et une partie de leur corps nus. [*]

La honte ne consiste donc pas à paraître nu ou habillé, mais à violer les lois, les usages, les coutumes établies par les lois particulières de chaque pays : par conséquent, les Sauvages et les autres peuples, où la nudité est établie, peuvent aller nus sans en rougir, sans en avoir honte, sans blesser la pudeur, puisqu´ils ne contreviennent à aucune loi et qu´ils suivent les coutumes établies.

Cherchons, Madame, quelqu´autre bonne raison pour l´établissement de la pudeur et de la honte qu´on a d´aller nus.

Les hommes dans leurs idées différentes, regardent les uns comme vertu ce que les autres estiment vice.

On n´a point de honte de paraître en public soûl chez les Suisses, chez les Allemands ; on est déshonoré en Espagne si l´on s´enivre. Détrousser les passants mérite la roue dans un pays, il est glorieux de revenir chargé des dépouilles des voyageurs chez les Arabes Sarrasins : ainsi de mille autres actions des hommes.

Mais le mariage a paru une chose très nécessaire à la société chez tous les peuples : aux uns, l´unité de femme a été ordonnée ; aux autres, la polygamie a été permise, et chez tous, l´union des familles a été recherchée. Le détail des avantages de mariage est trop long à vous exposer. Pour en jouir, on a cru qu´il fallait le rendre politique et religieux, et par une cérémonie publique permettre honnêtement l´acte qui suit nécessairement le mariage, et le rendre sacré. Et pour obvier aux abus que cet acte naturel et nécessaire à la propagation, conservation, multiplication de l´espèce humaine pouvait entraîner après lui s´il était trop fréquent et trop public, l´on a établi partout une loi, une convention, que les plaisirs de l´amour ne se prendraient qu´en secret.

L´on a vu de Législateurs qui, dans l´intention de rendre cet acte plus fructueux, ne permettaient aux jeunes mariés de se voir qu´en secret et comme à la dérobée, étant honteux à eux d´être surpris, même en conversation familière avec leurs épouses, fondés sur cet axiome : Nous aimons ce qui nous est défendu.

D´autres peuples ont rendu les femmes un objet d´exécration dans le temps de leurs incommodités périodiques ; ils ont voulu qu´elles souillassent alors tout ce qu´elles pourraient toucher. Les cérémonies religieuses des Abbés Banier et Mascrier contiennent toutes ces lois à ce sujet, mais si souvent répétées et avec tant d´affectation, qu´elles ennuient et dégoûtent : même l´on y trouve un acharnement sur ce sujet contre les femmes qui rebute, qui fatigue, et même si on le retranchait de ces sept volumes in-folio, que ces abbés ont fait imprimer, on réduirait l´ouvrage à la moitié, qui serait sa juste valeur. [*]

Le motif de toutes ces lois contre l´impureté des femmes ne peut procéder que d´une idée physique, partant que si on les approche dans ces temps d´infirmité, on ne peut que procréer des enfants malsains. Et pour éviter toutes ces fâcheuses suites, on a fait tout ce qui était possible pour éloigner les hommes de leurs femmes, lorsqu´elles sont dans cet état périodique. Pour y mieux réussir, l´on a joint les lois politiques, celles de l´honnêteté, de la propreté, aux terribles lois de la religion, qui, chez tous les peuples, retiennent les hommes dans leur devoir et les forcent à l´exécution de la loi.

Les mêmes lois politiques, qui ont voulu que l´acte ne fût ni trop fréquent, crainte de le rendre infructueux, et mille autres bonnes raisons ont établi les lois de la pureté, de la bienséance, de l´honnêteté. On a déclaré impudents, luxurieux, impudiques et même infâmes ceux qui violeraient ces lois. Il s´en est suivi une horreur qu´on a imprimé pour ceux qui se joindraient publiquement et aux yeux de tout le monde. [*]

Saint Augustin même, dans son livre de La Cité de Dieu, croit qu´il est impossible de le consommer en public.

Voici comme il s´explique : pardonnez-moi, Madame, ce latin est nécessaire pour prouver ce que je dis; mais comme vous ne l´entendez pas, voici, Madame, la traduction qu´en fait Michel Montagne dans ses Essais. [*]

« C´est comme j´estime, d´une opinion trop tendre et respectueuse, qu´un grand religieux Auteur tient cette action si nécessairement obligée à l´occultation et à la vergogne, qu´en la licence des embrassements cyniques, il ne peut se persuader que la besogne en vînt à la fin, ains [mais , au contraire] qu´elle s´arrêtait à représenter des mouvements lascifs, seulement pour maintenir l´impudence de la profession de leur École ; et que pour élancer ce que la honte avait contraint et retiré, il leur était encore après besoin de chercher l´ombre. »

Vnde et illum [Diogenem]  uel illos, qui hoc fecisse referuntur, potius arbitror concumbentium motus dedisse oculis hominum nescientium quid sub pallio gereretur, quam humano premente conspectu potuisse illam peragi uoluptatem. Ibi enim philosophi non erubescebant uideri se uelle concumbere, ubi libido ipsa erubesceret surgere. [1]

Ce latin est, pour le moins, aussi licencieux que le français de Montagne.

On a voulu qu´on ne commît cet acte qu´en secret, et par conséquent qu´on cachât les parties qui servent à cette action, pensant que les nudités sont capables de nous soûler d´avance et de nous dégoûter.

Nous aimons à deviner : et les tableaux les plus lubriques animent moins que celui qui représente un lit, dont les rideaux sont exactement fermés, mais d´où l´on voit sortir quatre pieds, deux élevés, deux autres renversés. Malgré cela, on n´a pu s´empêcher de donner à ces parties un nom par excellence et très beau ; on les a appelées parties naturelles, par lesquelles la nature opérait le plus noble de ses ouvrages, la plus utile de ses opérations, qui est la conservation de l´espèce, la multiplication du genre humain. Montagne dit qu´on devrait appeler brutes, ceux qui nomment cette action brutale, à laquelle la Nature  nous pousse si vivement.

On a rendu ces parties respectables et honorables à tout le monde, en les rendant semblables à ces Rois Indiens asiatiques, qui ne conservent la vénération et l´espèce d´adoration que leurs sujets ont pour eux, qu´en les tenant eux-mêmes comme invisibles à leurs yeux ; on a voulu qu´elles fussent toujours cachées.

C´est en effet digne de considération, que les maîtres de ce métier pour remède aux passions amoureuses, ordonnent la vue entière du corps qu´on cherche ; et pour refroidir l´amour, il ne faut que voir librement ce qu´on aime. « Tel, dit Ovide, pour avoir vu à découvert les parties secrètes de ce qu´il aimait, s´est retrouvé tout d´un coup délivré de sa passion. »

Montaigne fait encore une jolie réflexion : « Chacun court pour voir mourir un homme, et l´on fuit de le voir naître ; on cherche un vaste champ pour livrer des batailles qui détruisent le genre humain, et l´on se musse (on se cache) dans un creux ténébreux pour le former, pour le produire. » [1]

Lorsqu´on a déifié ces parties honorables, sous le nom du Dieu des Jardins, on en a fait des simulacres très petits, et bien éloignés de ses dimensions naturelles : C´est ainsi que nous les voyons dans les cabinets des Curieux Antiquaires. On n´a pas permis que ce Dieu parût en triomphe, alors trop redoutable, ou trop charmant au sexe féminin, appréhendant que les filles ne conçussent pour lui trop d´appréhension, et les femmes trop d´envie de le posséder ; que toutes pussent s´écrier :

Oncques si faible alumelle
Ne sut jamais nous faire succomber.

Après cela, on a attaché une horreur à toutes les représentations où ce Dieu pouvait être vu prêt d´entrer dans son temple, pour y faire lui-même et y recevoir des libations. On a donné le nom d´obscène, d´impudique, à tout ce qui pouvait donner ces idées, soit par des représentations, soit par des discours.

Les postures de l´Arétin, qu´on voit au Vatican, n´en ont point été exemptes, malgré la sainteté du palais où elles sont.

Ainsi on a attaché une honte, un déshonneur à tous ceux qui tiendraient des discours, qui décriraient ou représenteraient l´accomplissement et les approches de l´acte ; on a caché, on a voilé avec tout le soin possible, non seulement l´entrée du temple, mais même le bosquet qui l´environne : car ces temples sont dans le corps humain comme les pagodes ou temples des idoles des Banianes et des Indiens Orientaux, toujours entourés d´un bosquet. [1]

On a eu une horreur extrême pour les balayures, les ordures périodiques qui sortent de ce temple si chéri, si nécessaire, et pour qui, je ne sais pourquoi, on a inspiré tant de respect et tant d´horreur en même temps.

Voilà, Madame, à ce que je pense, les raisons qui ont fait établir, chez presque tous les peuples, la loi de couvrir les nudités, les parties naturelles, et d´exercer en cachette l´acte de la génération.

C´est pourtant un ouvrage très beau en lui-même que de donner la naissance à un être aussi excellent que l´homme ; et les parties qui servent à cet usage n´ont rien en elles-mêmes de plus honteux et de plus laid que les autres. Adam et Eve eurent tort de rougir de leur nudité. Ils étaient seuls au monde, formés l´un pour l´autre, de la main du Créateur. Ces parties avaient moins péché que la bouche qui avait servi à manger le fruit défendu : c´est elle, bien plutôt, qu´on devait punir, elle dont il émane tant de maux.

Mais peut-être est-il arrivé qu´après le péché d´Adam, ces parties se trouvèrent dans un état ou trop triomphant ou trop humble ; ce qui donna lieu, d´une façon ou d´autre, de faire rougir Adam et Eve.

C´est encore une question de savoir dans quel de ces deux états Noé se trouva, après que le vin lui eut troublé l´entendement, et pour quelle raison Cham se moqua de lui : Fut-ce en voyant l´ardeur, ou la bassesse de son père ?

Pour finir cette lettre, je vous dirai, Madame, qu´il est certai n que nous naissons tous nus ; que nos premiers parents, dans l´enfance du monde, ont dû rester dans cet état de nudité, et par conséquent, accoutumer leurs yeux à tous ces objets qui leur étaient aussi indifférents qu´ils le sont aux enfants et aux peuples qui sont accoutumés à les voir ; que ce n´est que longtemps après qu´on a commencé à se vêtir. Écoutons là-dessus Montaigne.

"Certes, quand je m´imagine l´homme tout nu (oui [même] ce sexe qui semble avoir plus de part à la beauté), ses tares, sa subjection naturelle, ses imperfections, je trouve que nous avons eu plus de raison, que nul autre animal, de nous couvrir. Nous avons été excusables d'emprunter ceux que nature avait favorisés en cela plus que nous, pour nous parer de leur beauté, et nous cacher sous leur dépouille, de laine, plume, poil, soie. Remarquons au demeurant, que nous sommes le seul animal, duquel le défaut offense nos propres compagnons, et seuls qui avons à nous dérober en nos actions naturelles, de notre espèce. » [1]

 Ce sont peut-être ces raisons honteuses à l´homme, qui lui ont acquis la coutume et qui l´ont obligé de prendre des habillements, de couvrir ses parties naturelles, et celles même de son corps, qu´on a cru dérober à la vue.

Combien de femmes seraient fâchées de paraître nues, et qu´elles perdraient de montrer, dans le naturel, ces parties fardées qu´elles savent si bien embellir, et qui sont souvent la plus grande partie de leur mérite emprunté !

On a taxé d´impudence extrême les débauchés qui se dépouillent à nu les uns devant les autres, en mêlant même les différents sexes, et exposant leur nudité aux yeux de tous. L´on a regardé avec horreur ces sectes religieuses, mais abominables, qui, pour imiter les premiers hommes se dépouillaient entièrement de leurs vêtements, et qui, dans leurs assemblées religieuses priaient tous nus, et en même temps se joignaient indifféremment les uns aux autres, sans distinction de parenté, voulant observer exactement le précepte de la loi : Croissez et multipliez.

Baignade sauvage.

 Mais je m´aperçois qu´insensiblement j´entre dans des matières abstraites, qui sont rarement du goût des Dames ; et que, lorsque je n´ai prétendu faire qu´une lettre badine, pour divertir une personne d´esprit, comme vous, Madame, je me rends philosophe, politique, et j´entreprends sur les matières de religion, qu´il faut toujours respecter et en parler le moins qu´on peut, crainte de s´égarer, et de trouver des personnes respectables chez tous les peuples, des ministres de la religion, telle qu´elle soit, qui n´entendent nullement raillerie : ainsi je  me tais, en vous assurant que l´usage autorisant la nudité des Caraïbes, rien ne se trouve immodeste, impudent, déshonnête chez eux, dans leur état de pure nature qu´ils ont conservé ; et que, si vous les aviez accoutumés comme nous, vous vous contenteriez d´admirer en eux leur embonpoint, leur parfaite santé, l´uni et le poli de leur peau, sans en avoir d´autres idées qui blessassent votre pudeur et votre modestie : car je vous assure, Madame, que tout n´est que coutume, prévention, effet de l´éducation, et qu´il n´y a rien d´inné en nous.

J´ai l´honneur d´être, etc...

FIN

— Fontenelle, Lettre à la Marquise d´Eu sur la Nudité des Sauvages, 1768. 

Notes

­* Azénagiens : information tirée de Pufendorf (1706) qui cite le voyageur Aloysius Cadamustus, Navigationem ad terras novas (1504).
­* braguette : Rabelais, Le Tiers Livre (1552) : Ch. VIII - Comment la braguette est première pièce de harnois entre gens de guerre.
­* dieu de Lampsaque : Priape, divinité génératrice originaire de Lampsaque, en Troade. Il arborait un phallus énorme, symbole de fertilité.
­* camisa : n. f. Vêtement féminin des Caraïbes, qui (normalement) va de la ceinture aux genoux.
* douar : Agglomération de tentes arabes, disposées avec une certaine régularité.
* ne fût ni trop fréquent : « non plus »  (et dans une phrase négative, cf. Darmesteter et Hatzfeld, § 175.)
* Abbé Antoine Banier, Abbé Jean-Baptiste Le Mascrier, Histoire générale des cérémonies, mœurs, et coutumes religieuses de tous les peuples du monde, 1741. La raillerie innocente sur les respectables érudits Banier et Mascrier semble être une critique prudente et déguisée du catalogue interminable du Lévitique.
* Saint Augustin, La Cité de Dieu, Livre XIV, ch. 20.
* Montaigne, Essais, Livre II, ch. 12.
* Essais, III, 5 - Sur des vers de Virgile.
« C'est le devoir de se cacher et rougir pour le faire ; et c'est gloire, et naissent plusieurs vertus de le savoir défaire. »
* Banianes Ce sont des Idolâtres des Indes qui croient à la métempsychose, et qui sont si superstitieux, qu’ils ne mangent d’aucun animal qui ait vie. Ils ne veulent pas même tuer des poux ; ils portent le scrupule jusqu’à avoir des valets qui agitent l’air avec un éventail, pendant qu’ils mangent, afin d’éloigner les moucherons qui sont en grand nombre dans les Indes.  Dictionnaire de Trévoux‎ | 6e édition, 1771.
* Montaigne, II, 12 – Apologie, éd. Céard, p. 755.
* Certes quand j'imagine l'homme tout nu (oui en ce sexe qui semble avoir plus de part à la beauté) ses tares, sa sujétion naturelle, et ses imperfections, je trouve que nous avons eu plus de raison que nul autre animal, de nous couvrir. Nous avons été excusables d'emprunter ceux que nature avait favorisé en cela plus que nous, pour nous parer de leur beauté, et nous cacher sous leur dépouille, de laine, plume, poil, soie. Remarquons au demeurant, que nous sommes le seul animal, duquel le défaut offense nos propres compagnons, et seuls qui avons à nous dérober en nos actions naturelles, de notre espèce. — Céard, p. 755.

 ↑ Fontenelle

<> 22/11/2023

 

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