De la
présomption - Montaigne, Essais, 1595.
Orgueil - bonne
opinion de soi- même, amour de soi – amour-propre – parler de soi – sincérité –
réputation – jugement – vanité, étalage, affectation, bon genre – mise en scène
de soi. « vaine et sotte fierté » parler de soi. La présomption
est notre maladie naturelle et originelle. (II, 12 - Apologie)
↑Encyclopédie_universelle.fr-academic présomption orgueil
Montaigne, Essais,
1595. Livre II, ch. 17 : De la présomption. Édition de référence :
Céard, 2001.
pp. 974 - 1023.
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* Les
repères intercalés dans le texte de Montaigne renvoient à l´édition
Céard, La Pochothèque, 2001. Notes d´Isabelle Pantin.
974
Il y a une autre sorte de gloire, qui est
une trop bonne opinion, que nous concevons de notre valeur. C'est une affection
inconsidérée, de quoi nous nous chérissons [1], qui nous représente
à nous-mêmes, autres que nous ne sommes. Comme la passion amoureuse prête des
beautés, et des grâces, au sujet qu'elle embrasse, et fait que ceux qui en sont
épris, trouvent d'un jugement trouble et altéré, ce qu'ils aiment, autre et
plus parfait qu'il n'est.
Je ne veux pas, que de peur de faillir de
ce côté-là, un homme se méconnaisse pourtant, ni qu'il pense être moins que ce
qu'il est : le jugement doit tout partout maintenir son droit :
↑1- de quoi Grâce à laquelle
nous nous chérissons.
↑ Encyclopédie_universelle.fr-academic
gloire
◊ La gloire est la réputation jointe à l'estime; elle est au comble quand l'admiration s'y joint. Elle suppose toujours des choses éclatantes,
en actions, en vertus, en talents, et toujours de grandes difficultés surmontées.
— Voltaire, Dictionnaire
philosophique.
975
C'est raison qu'il voie en ce sujet comme
ailleurs, ce que la vérité lui présente : Si c'est César, qu'il se trouve
hardiment le plus grand Capitaine du monde.
Nous ne sommes que cérémonie, la cérémonie
nous emporte, et laissons la substance des choses : nous nous tenons aux
branches et abandonnons le tronc et le corps. Nous avons appris aux dames de
rougir, oyant seulement nommer, ce qu'elles ne craignent aucunement à faire :
nous n'osons appeler à droit [par leur vrai nom] nos membres, et ne
craignons pas de les employer à toute sorte de débauche. La cérémonie nous
défend d'exprimer par paroles les choses licites et naturelles, et nous l'en croyons
: la raison nous défend de n'en faire point d'illicites et mauvaises, et
personne ne l'en croit.
Je me trouve ici empêtré ès lois de la
cérémonie : car elle ne permet, ni qu'on parle bien de soi, ni qu'on en parle
mal. Nous la lairrons [laisserons] là pour ce coup.
Ceux de qui la fortune (bonne ou mauvaise
qu'on la doive appeler) a fait passer la vie en quelque éminent degré, ils
peuvent par leurs actions publiques témoigner quels ils sont : Mais ceux
qu'elle n'a employés qu'en foule, et de qui personne ne
parlera, si eux-mêmes n'en parlent, ils sont excusables, s'ils prennent la
hardiesse de parler d'eux-mêmes envers ceux qui ont intérêt de les connaître ;
à l'exemple de Lucilius :
Ille
velut fidis arcana sodalibus olim
Credebat
libris, neque, si male cesserat, usquam
Decurrens
alio, neque si bene : quo fit, ut omnis
Votiua pateat veluti descripta tabella
Vita senis. [4]
[Ce poète confiait jadis ses secrets à ses
livres, comme à des amis fidèles ; jamais il ne se tournait vers un autre s'il
allait mal, et pas davantage s'il allait bien : d'où vient que toute la vie du
vieillard y apparaît décrite comme sur une tablette votive.]
↑1. par leur vrai nom. 2. laisserons. 3. que
mêlés à la foule. 4- Horace, Satires, II, 1,
v. 30-34 ; il s'agit du poète Lucilius.
cérémonie Les formalités de
civilité, de déférence entre particuliers ; Gêne qui résulte de la
nécessité de se montrer poli. Il n'y fait
pas tant de cérémonies, il va droit au but. Chose faite pour la forme.
↑Encyclopédie_universelle.fr-academic cérémonie
976
Celui-là commettait à son papier ses
actions et ses pensées, et s'y peignait tel qu'il se sentait être. Nec id Rutilio et Scauro citra
fidem,
aut obtrectationifuit. [Et cela n'a pas valu moins de
crédit ni moins de louange à Rutilius et à Scaurus.] [1]
Il me souvient donc, que dès ma plus tendre
enfance, on remarquait en moi je ne sais quel port de corps, et des gestes témoignant quelque
vaine et sotte fierté. J'en veux dire premièrement ceci, qu'il n'est pas
inconvénient [malvenu] d'avoir des conditions et des propensions, si
propres et si incorporées en nous, que nous n'ayons pas moyen de les sentir et
reconnaître.
Et de telles inclinations naturelles, le
corps en retient volontiers quelque pli, sans notre su et consentement. C'était
une afféterie consente
de sa beauté [2], qui faisait un peu pencher la tête d'Alexandre sur un côté, et qui rendait le
parler d'Alcibiade mol et gras.
Julius Caesar se grattait la tête d'un
doigt, qui est la contenance d'un homme rempli de pensements pénibles ; et Cicéron,
ce me semble, avait accoutumé de rincer le nez [se gratter le nez],
<ce> qui signifie un naturel moqueur. Tels mouvements peuvent arriver
imperceptiblement en nous.
Il y en a d'autres artificiels, de quoi je
ne parle point. Comme les salutations, et révérences, par où on acquiert le plus
souvent à tort, l'honneur d'être bien humble et courtois. On peut être humble
de gloire.
↑1- Tacite, Agricola, I ;
Rutilius et Scaurus avaient tous deux écrit leur autobiographie.
↑2- consente, en accord avec sa beauté.
afféterie, Recherche mignarde
dans les manières ou dans le langage.
parler gras,
grasseyer. Parler en articulant les r dans la gorge ; « r » grasseyé, par
opposition au r apical, dit « r roulé ». (Ac.)
Prononcer les r d'une manière vicieuse.
Ceux qui grasseyent ou parlent gras ont de la peine à prononcer la lettre r, et
ils lui substituent souvent la lettre l. (Littré)
Articulation jugée affectée ou chic, autrefois, — par opposition au r roulé normal, paysan,
provincial.
977
[1023 - Fin du Ch. II, 17.]
◊ Un
homme passionné de l'ambition doit être ou excessivement injuste ou
furieusement présomptueux : injuste s'il recherche des honneurs dont il se
croit indigne, présomptueux s'il se persuade en être digne. — Bourdaloue, Sermon sur l´ambition.
◊ Cet orgueil inique et aveugle qui caractérise les grands hommes » (Sartre).
↑ Montaigne Bourdaloue Horace Sartre Voltaire
<> 08/01/2024