mardi 19 septembre 2023

Montaigne III, 8 - De l´art de conférer


 

De l´art de conférer

conversation – entretien - discussion -  débat – dispute – controverse - échange – vie sociale

Montaigne, Essais, 1595. Livre III, ch. 8 : De l´art de conférer. Édition de référence : Céard, 2001.

1471*

C'est un usage de notre justice, d'en condamner aucuns pour l'avertissement des autres. De les condamner, parce qu'ils ont failli, ce serait bêtise, comme dit Platon [1]: Car ce qui est fait, ne se peut défaire : mais c'est afin qu'ils ne faillent plus de même, ou qu'on fuie l'exemple de leur faute. On ne corrige pas celui qu'on pend, on corrige les autres par lui. Je fais de même. Mes erreurs sont tantôt naturelles et incorrigibles et irrémédiables : Mais ce que les honnêtes hommes profitent au public en se faisant imiter, je le profiterai à l'aventure à me faire éviter.

Nonne vides Albi vt male viuat filius, utque
Barrus inops ? magnum documentum, ne patriam rem
Perdere quis velit.


[Ne vois-tu pas comme le fils d'Albius vit chichement, et comme Barrus est sans le sou ? C´est là où l´on voit bien qu´il ne faut pas dilapider son patrimoine. Horace, Satires, I, 4]

 Publiant et accusant mes imperfections, quelqu'un apprendra de les craindre. Les parties que j'estime le plus en moi, tirent plus d'honneur de m'accuser, que de me recommander.

 [1] Lois, XI, 934a.

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* Les repères intercalés dans le texte de Montaigne renvoient au PDF de l´édition Céard, La Pochothèque, 2001. Notes de Bénédicte Boudou.

 1472

Voilà pourquoi j'y retombe, et m'y arrête plus souvent. Mais quand tout est compté, on ne parle jamais de soi, sans perte : Les propres condamnations sont toujours accrues, les louanges mécrues. Il en peut être aucuns de ma complexion, qui m'instruis mieux par contrariété que par similitude : et par fuite que par suite. À cette sorte de discipline regardait le vieux Caton, quand il dit, que les sages ont plus à apprendre des fous, que les fous des sages : Et cet ancien joueur de lyre, que Pausanias récite, avoir accoutumé contraindre ses disciples d'aller ouïr un mauvais sonneur, qui logeait vis-à-vis de lui : où ils apprissent à haïr ses désaccords et fausses mesures.

L'horreur de la cruauté me rejette plus avant en la clémence qu'aucun patron de clémence ne me saurait attirer. Un bon écuyer ne redresse pas tant mon assiette, comme fait un procureur, ou un Vénitien à cheval : Et une mauvaise façon de langage, réforme mieux la mienne, que ne fait la bonne. Tous les jours la sotte contenance d'un autre, m'avertit et m'avise. Ce qui point, touche et éveille mieux, que ce qui plaît. Ce temps est propre à nous amender à reculons, par disconvenance plus que par convenance ; par différence, que par accord. Étant peu appris par les bons exemples, je me sers des mauvais : desquels la leçon est ordinaire : Je me suis efforcé de me rendre autant agréable comme j'en voyais de fâcheux : aussi ferme, que j'en voyais de mous : aussi doux, que j'en voyais d'âpres : aussi bon, que j'en voyais de méchants. Mais je me proposai des mesures invincibles [irréalisables].

1473

Le plus fructueux et naturel exercice de notre esprit, c'est à mon gré la conférence.
J'en trouve l'usage plus doux, que d'aucune autre action de notre vie. Et c'est la raison pourquoi, si j'étais à cette heure forcé de choisir, je consentirais plutôt, ce crois-je, de perdre la vue, que l'ouïr ou le parler. Les Athéniens, et encore les Romains, conservaient en grand honneur cet exercice en leurs Académies. De notre temps, les Italiens en retiennent quelques vestiges, à leur grand profit : comme il se voit par la comparaison de nos entendements aux leurs.

L'étude des livres, c'est un mouvement languissant et faible qui n'échauffe poin1473t : là où la conférence, apprend et exerce en un coup. Si je confère avec une âme forte, et un roide jouteur, il me presse les flancs, me pique à gauche et à dextre : ses imaginations élancent les miennes.

La jalousie, la gloire, la contention, me poussent et rehaussent au-dessus de moi-même. Et l'unisson, est qualité du tout ennuyeuse en la conférence.
Mais comme notre esprit se fortifie par la communication des esprits vigoureux et réglés, il ne se peut dire, combien il perd et s'abâtardit par le continuel commerce et fréquentation que nous avons avec les esprits bas et maladifs. Il n'est contagion qui s'épande comme celle-là. Je sais par assez d'expérience combien en vaut l'aune.

1474

J'aime à contester et à discourir, mais c'est avec peu d'hommes, et pour moi : Car de servir de spectacle aux grands, et faire à l'envi parade de son esprit, et de son caquet, je trouve que c'est un métier très messéant à un homme d'honneur.

La sottise est une mauvaise qualité, mais de ne la pouvoir supporter, et s'en dépiter et ronger, comme il m'advient, c'est une autre sorte de maladie, qui ne doit guère à la sottise, en importunité : Et est ce qu'à présent je veux accuser du mien.

J'entre en conférence et en dispute, avec grande liberté et facilité : d'autant que l'opinion trouve en moi le terrain malpropre à y pénétrer, et y pousser de hautes racines : Nulles propositions m'étonnent, nulle créance me blesse, quelque contrariété qu'elle ait à la mienne. Il n'est si frivole et si extravagante fantaisie, qui ne me semble bien sortable à la production de l'esprit humain.

Nous autres, qui privons notre jugement du droit de faire des arrêts, regardons mollement les opinions diverses : et si nous n'y prêtons le jugement, nous y prêtons aisément l'oreille. Où l'un plat est vide du tout en la balance, je laisse vaciller l'autre, sous les songes d'une vieille. Et me semble être excusable, si j'accepte plutôt le nombre impair : le Jeudi au prix du Vendredi : si je m'aime mieux douzième ou quatorzième, que treizième à table : si je vois plus volontiers un lièvre côtoyant, que traversant mon chemin, quand je voyage : et donne plutôt le pied gauche, que le droit, à chausser.

Toutes telles rêvasseries, qui sont en crédit autour de nous, méritent au moins qu'on les écoute. Pour moi, elles emportent seulement l'inanité, mais elles l'emportent. Encore sont en poids, les opinions vulgaires et casuelles autre chose, que rien, en nature. Et qui ne s'y laisse aller jusques là, tombe à l'aventure au vice de l'opiniâtreté, pour éviter celui de la superstition.

1475

Les contradictions donc des jugements, ne m'offensent, ni m'altèrent : elles m'éveillent seulement et m'exercent. Nous fuyons la correction, il s'y faudrait présenter et produire notamment quand elle vient par forme de conférence, non de régence. À chaque opposition, on ne regarde pas si elle est juste ; mais, à tort, ou à droit, comment on s'en défera : Au lieu d'y tendre les bras, nous y tendons les griffes. Je souffrirais être rudement heurté par mes amis, « Tu es un sot, tu rêves » : J'aime entre les galants hommes, qu'on s'exprime courageusement : que les mots aillent où va la pensée. Il nous faut fortifier l'ouïe, et la durcir, contre cette tendreur du son cérémonieux des paroles.

J'aime une société, et familiarité forte, et virile : Une amitié, qui se flatte en l'âpreté et vigueur de son commerce : comme l'amour, ès morsures et égratignures sanglantes. Elle n'est pas assez vigoureuse et généreuse, si elle n'est querelleuse : Si elle est civilisée et artiste : Si elle craint le heurt, et a ses allures contraintes.

Neque enim disputari sine reprehensione potest. [Car on ne peut discuter sans se contredire. — Cicéron, De Finibus, I, 8]

Quand on me contrarie, on éveille mon attention, non pas ma colère : je m'avance vers celui qui me contredit, qui m'instruit. La cause de la vérité, devrait être la cause commune à l'un et à l'autre : Que répondra-t-il ? la passion du courroux lui a déjà frappé le jugement : le trouble s'en est saisi, avant la raison. Il serait utile, qu'on passât par gageure, la décision de nos disputes : qu'il y eût une marque matérielle de nos pertes : afin que nous en tinssions état, et que mon valet me pût dire : Il vous coûta l'année passée cent écus, à vingt fois, d'avoir été ignorant et opiniâtre.

1476

Je festoie et caresse la vérité en quelque main que je la trouve, et m'y rends allégrement, et lui tends mes armes vaincues, de loin que je la vois approcher. Et pourvu qu'on n'y procède d'une trogne trop impérieusement magistrale, je prends plaisir à être repris. Et m'accommode aux accusateurs, souvent plus par raison de civilité, que par raison d'amendement : aimant à gratifier et nourrir la liberté de m'avertir, par la facilité de céder.

Toutefois il est malaisé d'y attirer les hommes de mon temps. Ils n'ont pas le courage de corriger, parce qu'ils n'ont pas le courage de souffrir à l'être : Et parlent toujours avec dissimulation, en présence les uns des autres. Je prends si grand plaisir d'être jugé et connu, qu'il m'est comme indifférent, en quelle des deux formes je le sois.

Mon imagination se contredit elle-même si souvent, et condamne, que ce m'est tout un, qu'un autre le fasse : vu principalement que je ne donne à sa répréhension, que l'autorité que je veux. Mais je romps paille avec celui qui se tient si haut à la main : comme j'en connais quelqu'un, qui plaint son avertissement, s'il n'en est cru : et prend à injure, si on estrive [répugne] à le suivre. Ce que Socrate recueillait  toujours riant les contradictions qu'on opposait à son discours, on pourrait dire que sa force en était cause : et que l'avantage ayant à tomber certainement de son côté, il les acceptait, comme matière de nouvelle victoire.

Toutefois nous voyons au rebours, qu'il n'est rien qui nous y rende le sentiment si délicat, que l'opinion de la prééminence, et dédain de l'adversaire. Et que par raison, c'est au faible plutôt, d'accepter de bon gré les oppositions qui le redressent et rhabillent. Je cherche à la vérité plus la fréquentation de ceux qui me gourment, que de ceux qui me craignent.

1477

C'est un plaisir fade et nuisible, d'avoir affaire à gens qui nous admirent et fassent place. Antisthène commanda à ses enfants, de ne savoir jamais gré ni grâce, à homme qui les louât. Je me sens bien plus fier de la victoire que je gagne sur moi, quand en l'ardeur même du combat, je me fais plier sous la force de la raison de mon adversaire, que je ne me sens gré de la victoire que je gagne sur lui par sa faiblesse. Enfin, je reçois et avoue toute sorte d'atteintes qui sont de droit fil, pour faibles qu'elles soient ; mais je suis par trop impatient de celles qui se donnent sans forme.

Il me chaut peu de la matière, et me sont les opinions unes, et la victoire du sujet à peu près indifférente. Tout un jour je contesterai paisiblement, si la conduite du débat se suit avec ordre. Ce n'est pas tant la force et la subtilité, que je demande, comme l'ordre. L'ordre qui se voit tous les jours, aux altercations des bergers et des enfants de boutique : jamais entre nous. S'ils se détraquent, c'est en incivilité : si faisons-nous bien. Mais leur tumulte et impatience, ne les dévoie pas de leur thème. Leur propos suit son cours.

S'ils préviennent l'un l'autre, s'ils ne s'attendent pas, au moins ils s'entendent. On répond toujours trop bien pour moi, si on répond à ce que je dis. Mais quand la dispute est trouble et déréglée, je quitte la chose, et m'attache à la forme, avec dépit et indiscrétion : et me jette à une façon de débattre têtue, malicieuse, et impérieuse, de quoi j'ai à rougir après. Il est impossible de traiter de bonne foi avec un sot. Mon jugement ne se corrompt pas seulement à la main d'un maître si impétueux : mais aussi ma conscience. Nos disputes devaient [devraient] être défendues et punies, comme d'autres crimes verbaux.

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Quel vice n'éveillent-elles et n'amoncellent, toujours régies et commandées par la colère ? Nous entrons en inimitié, premièrement contre les raisons, et puis contre les hommes. Nous n'apprenons à disputer que pour contredire : et chacun contredisant et étant contredit, il en advient que le fruit du disputer, c'est perdre et anéantir la vérité. Ainsi Platon en sa république [1], prohibe cet exercice aux esprits ineptes et mal nés.

À quoi faire vous mettez-vous en voie de quêter ce qui est, avec celui qui n'a ni pas, ni allure qui vaille ? On ne fait point tort au sujet, quand on le quitte, pour voir du moyen de le traiter. Je ne dis pas moyen scolastique et artiste, je dis moyen naturel, d'un sain entendement. Que sera-ce enfin ? l'un va en Orient, l'autre en Occident : Ils perdent le principal, et l'écartent dans la presse des incidents. Au bout d'une heure de tempête, ils ne savent ce qu'ils cherchent : l'un est bas, l'autre haut, l'autre côtier. Qui se prend à un mot et une similitude. Qui ne sent plus ce qu'on lui oppose, tant il est engagé en sa course, et pense à se suivre, non pas à vous. Qui se trouvant faible de reins, craint tout ; refuse tout, mêle dès l'entrée, et confond le propos : ou sur l'effort [le fort] du débat, se mutine à se taire tout plat : par une ignorance dépite, affectant un orgueilleux mépris : ou une sottement modeste fuite de contention [en laissant tomber le débat]. Pourvu que cettui-ci frappe, il ne lui chaut combien il se découvre : L'autre compte ses mots, et les pèse pour raisons. Celui-là n'y emploie que l'avantage de sa voix, et de ses poumons.

[1] République, VII, 539b et d.

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En voilà un qui conclut contre soi-même : et cettui-ci qui vous assourdit de préfaces et digressions inutiles : Cet autre s'arme de pures injures !, et cherche une querelle d'Allemagne, pour se défaire de la société et conférence d'un esprit, qui presse le sien. Ce dernier ne voit rien en la raison, mais il vous tient assiégé sur la clôture dialectique de ses clauses, et sur les formules de son art. Or qui n'entre en défiance des sciences, et n'est en doute, s'il s'en peut tirer quelque solide fruit, au besoin de la vie : à considérer l'usage que nous en avons ?

Nihil sanantibus litteris. [Les lettres ne guérissant de rien. — Sénèque, Lettres, 59, 15.]
Qui a pris de l'entendement en la logique ? où sont ses belles promesses ?
Nec ad melius viuendum nec ad commodius disserendum.  [(La logique des Stoïciens n'enseigne) ni à mieux vivre, ni à raisonner plus correctement. — Cicéron, De finibus, I, xix, 63]

Voit-on plus de barbouillage au caquet des harengères, qu'aux disputes publiques des hommes de cette profession ? J'aimerais mieux, que mon fils apprît aux tavernes à parler, qu'aux écoles de la parlerie. Ayez un maître ès arts, conférez avec lui : que ne nous fait-il sentir cette excellence artificielle, et ne ravit les femmes, et les ignorants comme nous sommes, par l'admiration de la fermeté de ses raisons, de la beauté de son ordre ? que ne nous domine-t-il et persuade comme il veut ? Un homme si avantageux en matière et en conduite, pourquoi mêle-t-il à son escrime les injures, l'indiscrétion et la rage ? Qu'il ôte son chaperon, sa robe, et son Latin, qu'il ne batte pas nos oreilles d'Aristote tout pur et tout cru, vous le prendrez pour l'un d'entre nous, ou pis.

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Il me semble de cette implication et entrelaçure de langage, par où ils nous pressent, qu'il en va comme des joueurs de passe-passe : Leur souplesse combat et force nos sens, mais elle n'ébranle aucunement notre créance : hors ce batelage, ils ne font rien qui ne soit commun et vil. Pour être plus savants, ils n'en sont pas moins ineptes.

J'aime et honore le savoir, autant que ceux qui l'ont. Et en son vrai usage, c'est le plus noble et puissant acquêt des hommes : Mais en ceux-là (et il en est un nombre infini de ce genre) qui en établissent leur fondamentale suffisance et valeur : qui se rapportent de leur entendement à leur mémoire, sub aliena umbra latentes [se cachant sous l'ombre d'un autre] : et ne peuvent rien que par livre : je le hais, si je l'ose dire, un peu plus que la bêtise. En mon pays, et de mon temps, la doctrine amende assez les bourses, nullement les âmes. Si elle les rencontre mousses, elle les aggrave et suffoque : masse crue et indigeste : si déliées, elle les purifie volontiers, clarifie et subtilise jusques à l'exinanition [épuisement]. C'est chose de qualité à peu près indifférente : très utile accessoire, à une âme bien née, pernicieux à une autre âme et dommageable. Ou plutôt, chose de très précieux usage, qui ne se laisse pas posséder à vil prix : en quelque main c'est un sceptre, en quelque autre, une marotte. Mais suivons. Quelle plus grande victoire attendez-vous, que d'apprendre à votre ennemi qu'il ne vous peut combattre ? Quand vous gagnez l'avantage de votre proposition, c'est la vérité qui gagne : quand vous gagnez l'avantage de l'ordre, et de la conduite, c'est vous qui gagnez.

1481

Il m'est avis qu'en Platon et en Xénophon, Socrate dispute plus, en faveur des disputants qu'en faveur de la dispute : et pour instruire Euthydème et Protagoras  de la connaissance de leur impertinence, plus que de l'impertinence de leur art. Il empoigne la première matière, comme celui qui a une fin plus utile que de l'éclaircir, à savoir éclaircir les esprits, qu'il prend à manier et exercer. L'agitation et la chasse est proprement de notre gibier, nous ne sommes pas excusables de la conduire mal et impertinemment : de faillir à la prise, c'est autre chose. Car nous sommes nés à quêter la vérité ; il appartient de la posséder à une plus grande puissance. Elle n'est pas, comme disait Démocrite, cachée dans le fond des abîmes : mais plutôt élevée en hauteur infinie en la connaissance divine. Le monde n'est qu'une école d'inquisition. Ce n'est pas à qui mettra dedans ; mais à qui fera les plus belles courses. Autant peut faire le sot, celui qui dit vrai, que celui qui dit faux : car nous sommes sur la manière, non sur la matière du dire. Mon humeur est de regarder autant à la forme, qu'à la substance : autant à l'avocat qu'à la cause, comme Alcibiade ordonnait qu'on fît [1]. Et tous les jours m'amuse à lire en des auteurs, sans soin de leur science : y cherchant leur façon, non leur sujet.

[1] Platon, Le Banquet, 215d.

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Tout ainsi que je poursuis la communication de quelque esprit fameux, non afin qu'il m'enseigne, mais afin que je le connaisse, et que le connaissant, s'il le vaut, je l'imite. Tout homme peut dire véritablement, mais dire ordonnément, prudemment, et suffisamment, peu d'hommes le peuvent.

Par ainsi la fausseté qui vient d'ignorance, ne m'offense point : c'est l'ineptie. J'ai rompu plusieurs marchés qui m'étaient utiles, par l'impertinence de la contestation de ceux, avec qui je marchandais. Je ne m'émeus pas une fois l'an, des fautes de ceux sur lesquels j'ai puissance : mais sur le point de la bêtise et opiniâtreté de leurs allégations, excuses et défenses, ânières et brutales, nous sommes tous les jours à nous en prendre à la gorge. Ils n'entendent ni ce qui se dit, ni pourquoi, et répondent de même : c'est pour désespérer.

Je ne sens heurter rudement ma tête, que par une autre tête. Et entre plutôt en composition avec le vice de mes gens, qu'avec leur témérité, importunité et leur sottise. Qu'ils fassent moins, pourvu qu'ils soient capables de faire. Vous vivez en espérance d'échauffer leur volonté : Mais d'une souche, il n'y a ni qu'espérer, ni que jouir qui vaille.

Or quoi, si je prends les choses autrement qu'elles ne sont ? Il peut être. Et pourtant j'accuse mon impatience. Et tiens, premièrement, qu'elle est également vicieuse en celui qui a droit, comme en celui qui a tort : Car c'est toujours une aigreur tyrannique, de ne pouvoir souffrir une forme diverse à la sienne : Et puis, qu'il n'est à la vérité point de plus grande fadaise, et plus constante, que de s'émouvoir et piquer des fadaises du monde, ni plus hétéroclite. Car elle nous formalise principalement contre nous : et ce philosophe du temps passé n'eût jamais eu faute d'occasion à ses pleurs, tant qu'il se fût considéré.

1483

Mison l'un des sept sages, d'une humeur Timonienne et Démocritienne  interrogé, de quoi il riait tout seul : De ce que je ris seul : répondit-il. Combien de sottises dis-je, et réponds-je tous les jours, selon moi : et volontiers donc combien plus fréquentes, selon autrui ? Si je m'en mords les lèvres, qu'en doivent faire les autres ? Somme, il faut vivre entre les vivants, et laisser la rivière courir sous le pont, sans notre soin : ou à tout le moins, sans notre altération.

De vrai, pourquoi sans nous émouvoir, rencontrons-nous quelqu'un qui ait le corps tordu et mal bâti, et ne pouvons souffrir le rencontre d'un esprit mal rangé, sans nous mettre en colère ?

Cette vicieuse âpreté tient plus au juge, qu'à la faute. Ayons toujours en la bouche ce mot de Platon : Ce que je trouve malsain, n'est-ce pas pour être [parce que je suis] moi-même malsain ? Ne suis-je pas moi-même en coulpe ? mon avertissement se peut-il pas renverser contre moi ? Sage et divin refrain, qui fouette la plus universelle, et commune erreur des hommes : Non seulement les reproches, que nous faisons les uns aux autres, mais nos raisons aussi, et nos arguments ès matières controverses, sont ordinairement rétorquables à nous : et nous enferrons de nos armes. De quoi l'ancienneté m'a laissé assez de graves exemples. Ce fut ingénieusement dit et très à propos par celui qui l'inventa :

Stercus cuique suum bene olet. [Chacun trouve bonne l'odeur de sa fiente. Pour chacun, sa merde ne pue pas. (Érasme)]

1484

Nos yeux ne voient rien en derrière. Cent fois le jour, nous nous moquons de nous sur le sujet de notre voisin, et détestons en d'autres, les défauts qui sont en nous plus clairement : et les admirons d'une merveilleuse impudence et inadvertance. Encore hier je fus à même, de voir un homme d'entendement se moquant aussi plaisamment que justement, de l'inepte façon d'un autre, qui rompt la tête à tout le monde du registre de ses généalogies et alliances, plus de moitié fausses (ceux-là se jettent plus volontiers sur tels sots propos, qui Ont leurs qualités plus douteuses et moins sûres) et lui s'il eût reculé sur soi, se fût trouvé non guère moins intempérant et ennuyeux à semer et faire valoir la prérogative de la race de sa femme. Ô importune présomption, de laquelle la femme se voit armée par les mains de son mari même ! S'il entendait du Latin, il lui faudrait dire,

Age si haec non insanit satis sua sponte, instiga. [Allez, si elle n'est pas assez folle d'elle-même, stimule-la encore. — Térence, Andrienne, IV, II, 9, v. 693]

Je ne dis pas, que nul n'accuse, qui ne soit net : car nul n'accuserait : voire ni net, en même sorte de tache. Mais j'entends, que notre jugement chargeant sur un autre, duquel pour lors il est question, ne nous épargne pas, d'une interne et sévère juridiction. C'est office de charité, que, qui ne peut ôter un vice en soi, cherche ce néanmoins à l'ôter en autrui : où il peut avoir moins maligne et revêche semence. Ni ne me semble réponse à•. propos, à*A celui, qui m'avertit de ma faute, dire qu'elle est aussi en lui. Quoi pour cela ? Toujours l'avertissement est vrai et utile. Si nous avions bon nez, notre ordure nous devrait plus puer, d'autant qu'elle est nôtre.

1485

Et Socrate est d'avis, que qui se trouverait coupable, et son fils, et un étranger, de quelque violence et injure, devrait commencer par soi, à se présenter à la condamnation de la justice, et implorer, pour se purger, le secours de la main du bourreau : Secondement pour son fils : et dernièrement pour l'étranger.

Si ce précepte prend le ton un peu trop haut : au moins se doit-il présenter le premier, à la punition de sa propre conscience. Les sens sont nos propres et premiers juges, qui n'aperçoivent les choses que par les accidents externes : et n'est merveille*, si en toutes les pièces du service de notre société, il y a un si perpétuel, et universel mélange de cérémonies et apparences superficielles : si que la meilleure et plus effectuelle part des polices, consiste en cela. C'est toujours à l'homme que nous avons affaire, duquel la condition est merveilleusement corporelle. Que ceux qui nous ont voulu bâtir ces années passées, un exercice de religion, si contemplatif et immatériel, ne s'étonnent point, s'il s'en trouve, qui pensent, qu'elle fût échappée et fondue entre leurs doigts, si elle ne tenait parmi nous, comme marque, titre, et instrument de division et de partº, plus que par soi-même. Comme en la conférence. La gravité, la robe, et la fortune de celui qui parle, donne  souvent crédit à des propos vains et ineptes : Il n'est pas à présumer, qu'un monsieur, si suivi, si redouté, n'ait au dedans quelque suffisance autre que populaire : et qu'un homme à qui on donne tant de commissions, et de charges, si dédaigneux et si morguant, ne soit plus habile, que cet autre, qui le salue de si loin, et que personne n'emploie. Non seulement les mots, mais aussi les grimaces de ces gens-là, se considèrent et mettent en compte : chacun s'appliquant à y donner quelque belle et solide interprétation.

1486

S'ils se rabaissent à la conférence commune, et qu'on leur présente autre chose qu'approbation et révérence, ils vous assomment de l'autorité de leur expérience : ils ont ouï, ils ont vu, ils ont fait, vous êtes accablé d'exemples. Je leur dirais volontiers, que le fruit de l'expérience d'un Chirurgien, n'est pas l'histoire de ses pratiques, et se souvenir qu'il a guéri quatre empestés et trois goutteux, s'il ne sait de cet usage, tirer de quoi former son jugement, et ne nous sait faire sentir, qu'il en soit devenu plus sage à l'usage de son art. Comme en un concert d'instruments, On n'oit pas un luth, une épinette, et la flûte : on oit une harmonie en globe : l'assemblage et le fruit de tout cet amas. Si les voyages et les charges les ont amendés, c'est à la production de leur entendement de le faire paraître. Ce n'est pas assez de compter les expériences, il les faut peser et assortir : et les faut avoir digérées et alambiquées, pour en tirer les raisons et conclusions qu'elles portent. Il ne fut jamais tant d'historiens.

Bon est-il toujours et utile de les ouïr, car ils nous fournissent tout plein de belles instructions et louables du magasin de leur mémoire. Grande partie certes, au secours de la vie : Mais nous ne cherchons pas cela pour cette heure, nous cherchons si ces récitateurs et recueilleurs sont louables eux-mêmes.

Je hais toute sorte de tyrannie, et la parlière, et l'effectuelle. Je me bande volontiers contre ces vaines circonstances, qui pipent notre jugement par les sens : et me tenant au guet de ces grandeurs extraordinaires, ai trouvé que ce sont pour le plus, des hommes comme les autres.

Rarus enim ferme sensus communis in illa Fortuna ? [Le sens commun est en effet rare chez des gens dans cette haute fortune. — Juvénal, VIII, 73-74.]

1487

À l'aventure les estime-t-on, et aperçoit moindres qu'ils ne sont, d'autant qu'ils entreprennent plus, et se montrent plus, ils ne répondent point au faix qu'ils ont pris. Il faut qu'il y ait plus de vigueur, et de pouvoir au porteur, qu'en la charge.

Celui qui n'a pas rempli sa force, il vous laisse deviner, s'il a encore de la force au-delà, et s'il a été essayé jusques à son dernier point : Celui qui succombe à sa charge, il découvre sa mesure, et la faiblesse de ses épaules. C'est pourquoi on voit tant d'ineptes âmes entre les savantes, et plus que d'autres : Il s'en fût fait des bons hommes de ménage, bons marchands, bons artisans : leur vigueur naturelle était taillée à cette proportion.

C'est chose de grand poids que la science, ils fondent dessous : Pour étaler et distribuer cette riche et puissante matière, pour l'employer et s'en aider : leur engin n'a, ni assez de vigueur, ni assez de maniement. Elle ne peut qu'en une forte nature : or elles sont bien rares. Et les faibles, dit Socrate [1], corrompent la dignité de la philosophie, en la maniant. Elle paraît et inutile et vicieuse, quand elle est mal étuyée. Voilà comment ils se gâtent et affolent.

Humani qualis simulator simius oris,
Quem puer arridens, pretioso stamine serum
Velauit, nudasque nates ac terga reliquit,
Ludibrium mensis.
[Comme un singe, imitateur du visage humain, qu'un enfant a, pour s'amuser, couvert d'un précieux tissu de soie, laissant nus son derrière et son dos, pour la risée des convives. — Claudien, Contre Eutrope, I, 303-306.]

À ceux pareillement, qui nous régissent et commandent, qui tiennent le monde en leur main, ce n'est pas assez d'avoir un entendement commun : de pouvoir ce que nous pouvons. Ils sont bien loin au-dessous de nous, s'ils ne sont bien loin au-dessus. Comme ils promettent plus, ils doivent aussi plus :

[1] Platon, République, VI, 495c.

1488

Et pourtant 1eur est le silence, non seulement contenance de respect et gravité, mais encore souvent de profit et de ménage : Car Mégabyse étant allé voir Apelle en son ouvroir, fut longtemps sans mot dire : et puis commença à discourir de ses ouvrages. Dont il reçut cette rude réprimande : Tandis que tu as gardé silence, tu semblais quelque grande chose, à cause de tes chaînes et de ta pompe : mais maintenant, qu'on t'a ouï parler, il n'est pas jusques aux garçons de ma boutique qui ne te méprisent. Ces magnifiques atours, ce grand état, ne lui permettaient point d'être ignorant d'une ignorance populaire : et de parler impertinemment  de la peinture : Il devait maintenir muet, cette externe et présomptive suffisance. À combien de sottes âmes en mon temps, a servi une mine froide et taciturne, de titre de prudence et de capacité ? Les dignités, les charges, se donnent nécessairement, plus par fortune que par mérite : et a-t-on tort souvent de s'en prendre aux Rois. Au rebours c'est merveille qu'ils y aient tant d'heur, y ayant si peu d'adresse :
Principis est virtus maxima, nosse suos. [La plus grande vertu d'un prince est de connaître ses sujets.]

1489

Car la nature ne leur a pas donné la vue, qui se puisse étendre à tant de peuple, pour en discerner la précellence et percer nos poitrines, où loge la connaissance de notre volonté et de notre meilleure valeur. Il faut qu'ils nous trient par conjecture, et à tâtons : par la race, les richesses, la doctrine*, la voix du peuple : très faibles arguments. Qui pourrait trouver moyen, qu'on en pût juger par justice, et choisir les hommes par raison, établirait de ce seul trait, une parfaite forme de police. Oui mais, il a mené à point ce grand affaire.

C'est dire quelque chose ; mais ce n'est pas assez dire. Car cette sentence est justement reçue, Qu'il ne faut pas juger les conseils par les événements. Les Carthaginois punissaient les mauvais avis de leurs Capitaines, encore qu'ils fussent corrigés par une heureuse issue. Et le peuple Romain a souvent refusé le triomphe à des grandes et très utiles victoires, parce que la conduite du chef ne répondait point à son bon heur.

On s'aperçoit ordinairement aux actions du monde, que la fortune, pour nous apprendre, combien elle peut en toutes choses : et qui prend plaisir à rabattre notre présomption : n'ayant pu faire les mal-habiles sages, elle les fait heureux, à l'envi de la vertu. Et se mêle volontiers à favoriser les exécutions, où la trame est plus purement sienne. D'où il se voit tous les jours, que les plus simples d'entre nous, mettent à fin de très grandes besognes, et publiques et privées.

Et comme Sirannez le Persien, répondit à ceux qui s'étonnaient comment ses affaires succédaient si mal, vu que ses propos étaient si sages : Qu'il était seul maître de ses propos, mais du succès de ses affaires, c'était la fortune.

1490

Ceux-ci peuvent répondre de même : mais d'un contraire biais. La plupart des choses du monde se font par elles-mêmes.
Fata viam inueniunt. [Les destins trouvent leur voie. — d´après Virgile (inuenient), Énéide, III, 95.]

L'issue autorise souvent une très inepte conduite. Notre entremise n'est quasi qu'une routine : et plus communément considération d'usage, et d'exemple, que de raison. Étonné de la grandeur de l'affaire, j'ai autrefois su par ceux qui l'avaient mené à fin, leurs motifs et leur adresse : je n'y ai trouvé que des avis vulgaires : et les plus vulgaires et usités, sont aussi peut-être, les plus sûrs et plus commodes à la pratique, sinon à la montre : Quoi si les plus plates raisons, sont les mieux assises : les plus basses et lâches, et les plus battues, se couchent mieux aux affaires ? Pour conserver l'autorité du conseil des Rois, il n'est pas besoin que les personnes profanes y participent, et y voient plus avant que de la première barrière.

Il se doit révérer à crédit et en bloc, qui en veut nourrir la réputation. Ma consultation ébauche un peu la matière, et la considère légèrement par ses premiers visages : le fort et principal de la besogne, j'ai accoutumé de le résigner au ciel,
Permitte diuis caetera. [Abandonne le reste aux dieux.]

L'heur et le malheur, sont à mon gré deux souveraines puissances. C'est imprudence, d'estimer que l'humaine prudence puisse remplir le rôle de la fortune. Et vaine est l'entreprise de celui, qui présume d'embrasser et causes et conséquences, et mener par la main, le progrès de son fait. Vaine surtout aux délibérations guerrières.

1491

Il ne fut jamais plus de circonspection et prudence militaire, qu'il s'en voit parfois entre nous : Serait-ce qu'on craint de se perdre en chemin, se réservant à la catastrophe de ce jeu ? Je dis plus, que notre sagesse même et consultation, suit pour la plupart la conduite du hasard. Ma volonté et mon discours, se remue tantôt d'un air, tantôt d'un autre : et y a plusieurs de ces mouvements, qui se gouvernent sans moi : Ma raison a des impulsions et agitations journalières, et casuelles :
Vertuntur species animorum, et pectora motus
Nunc alios, alios dum nubila ventus agebat,
Concipiunt.
[Leurs dispositions d'esprit changent ; leur cœur éprouve maintenant telles émotions, il en éprouvait d'autres quand le vent poussait les nuages.]

Qu'on regarde qui sont les plus puissants aux villes, et qui font mieux leurs besognes : on trouvera Ordinairement, que ce sont les moins habiles : Il est advenu aux femmelettes, aux enfants, et aux insensés, de commander des grands états, à l'égal des plus suffisants Princes : Et y rencontrent, dit Thucydide [1], plus ordinairement les grossiers que les subtils. Nous attribuons les effets de leur fortune à leur prudence.
Ut quisque Fortuna vtitur,
Ita praecellet : atque exinde sapere illum omnes dicimus.
[C'est dans la mesure où il se sert de sa chance qu'un homme se distingue, et tous nous en déduisons qu'il est habile. — Plaute, Pseudolus, II, III, 13, v. 679.]

[1] Thucydide (III, 37) prête le mot à Cléon.

1492

Par quoi je dis bien, en toutes façons, que les événements, sont maigres témoins de notre prix et capacité. Or j'étais sur ce point, qu'il ne faut que voir un homme élevé en dignité : quand nous l'aurions connu trois jours devant", homme de peu : il coule insensiblement en nos opinions, une image de grandeur, de suffisance, et nous persuadons que croissant de train et de crédit, il est cru de mérite. Nous jugeons de lui non selon sa valeur : mais à la mode des jetons*, selon la prérogative de son rang. Que la chance tourne aussi, qu'il retombe et se mêle à la presse : chacun s'enquiert avec admiration de la cause qui l'avait guindé si haut. Est-ce lui ? fait-on : n'y savait-il autre chose quand il y était ? les Princes se contentent-ils de si peu ? nous étions vraiment en bonnes mains. C'est chose que j'ai vu souvent de mon temps.

Voire et le masque des grandeurs, qu'on représente aux comédies, nous touche aucunement et nous pipe. Ce que j'adore moi-même aux Rois, c'est la foule de leurs adorateurs. Toute inclination et soumission leur est due, sauf celle de l'entendement : Ma raison n'est pas duite [habituée, dressée] à se courber et fléchir, ce sont mes genoux. Mélanthios [1] interrogé ce qu'il lui semblait de la tragédie de Denys : Je ne l'ai, dit-il, point vue, tant elle est offusquée de langage : Aussi la plupart de ceux qui jugent les discours des grands, devraient dire : Je n'ai point entendu son propos, tant il était offusqué de gravité, de grandeur, et de majesté.

[1] Plutarque, Comment il faut ouïr, VII, 41D, f. 26H.

1493

Antisthène suadait un jour aux Athéniens, qu'ils commandassent, que leurs ânes fussent aussi bien employés au labourage des terres, comme étaient les chevaux : sur quoi il lui fut répondu, que cet animal n'était pas né à un tel service : C'est tout un, répliqua-t-il ; il n'y va que de votre ordonnance : car les plus ignorants et incapables hommes, que vous employez aux commandements de vos guerres, ne laissent pas d'en devenir incontinent très dignes, parce que vous les y employez.

À quoi touche l'usage de tant de peuples, qui canonisent le Roi, qu'ils ont fait d'entre eux, et ne se contentent point de l'honorer, s'ils ne l'adorent. Ceux de Mexico, depuis que les cérémonies de son Sacre sont parachevées, n'osent plus le regarder au visage. Ains [Bien mieux] — (comme s'ils l'avaient déifié par sa royauté) entre les serments qu'ils lui font jurer : de maintenir leur religion, leurs lois, leurs libertés, d'être vaillant, juste et débonnaire, — il jure aussi, de faire marcher le soleil en sa lumière accoutumée, d'égoutter les nuées en temps opportun, courir aux rivières leur cours, et faire porter à la terre toutes choses nécessaires à son peuple.  

Je suis divers à cette façon commune : et me défie plus de la suffisance, quand je la vois accompagnée de grandeur de fortune, et de recommandation populaire. Il nous faut prendre garde, combien c'est, de parler à son heure, de choisir son point , de rompre le propos, ou le changer, d'une autorité magistrale : de se défendre des oppositions d'autrui, par un mouvement de tête, un sourire, ou un silence, devant une assistance, qui tremble de révérence et de respect.

Un homme de monstrueuse fortune, venant mêler son avis à certain léger propos, qui se démenait tout lâchement, en sa table, commença justement ainsi : Ce ne peut être qu'un menteur ou ignorant, qui dira autrement que, etc. Suivez cette pointe philosophique, un poignard à la main.

1494

Voici un autre avertissement, duquel je tire grand usage. C'est qu'aux disputes et conférences, tous les mots qui nous semblent bons, ne doivent pas incontinent  être acceptés. La plupart des hommes sont riches d'une suffisance étrangère. Il peut advenir à tel, de dire un beau trait, une bonne réponse et sentence, et la mettre en avant, sans en connaître la force. Qu'on ne tient pas tout ce qu'on emprunte, à l'aventure se pourra-t-il vérifier par moi-même. Il n'y faut point toujours céder, quelque vérité ou beauté qu'elle* ait. Ou il la faut combattre à escient*, ou se tirer arrière, sous couleur de ne l'entendre pas : pour tâter de toutes parts, comment elle est logée en son auteur. Il peut advenir, que nous nous enferrons, et aidons au coup, Outre sa portée. J'ai autrefois employé à la nécessité et presse du combat, des revirades [ripostes], qui ont fait faucée [qui ont réussi] outre mon dessein, et mon espérance. Je ne les donnais qu'en nombre, on les recevait en poids. Tout ainsi, comme, quand je débats contre un homme vigoureux ; je me plais d'anticiper ses conclusions : je lui ôte la peine de s'interpréter : j'essaie de prévenir son imagination imparfaite encore et naissante : l'ordre et la pertinence de son entendement, m'avertit et menace de loin : de ces autres je fais tout le rebours, il ne faut rien entendre que par eux, ni rien présupposer. S'ils jugent en paroles universelles : Ceci est bon, cela ne l'est pas ; et qu'ils rencontrent, voyez si c'est la fortune, qui rencontre pour eux.

Qu'ils circonscrivent et restreignent un peu leur sentence : Pourquoi c'est ; par où c'est. Ces jugements universels, que je vois si ordinaires, ne disent rien. Ce sont gens, qui saluent tout un peuple, en foule et en troupe. Ceux qui en ont vraie connaissance, le saluent et remarquent nommément et particulièrement. Mais c'est une hasardeuse entreprise.

1495

D'où j'ai vu plus souvent que tous les jours, advenir que les esprits faiblement fondés, voulant faire les ingénieux à remarquer en la lecture de quelque ouvrage, le point de la beauté : arrêter leur admiration, d'un si mauvais choix, qu'au lieu de nous apprendre l'excellence de l'auteur, ils nous apprennent leur propre ignorance. Cette exclamation est sûre : Voilà qui est beau ayant ouï une entière page de Virgile. Par là se sauvent les fins. Mais d'entreprendre à le suivre par épaulettes, et de jugement exprès et trié, vouloir remarquer par où un bon auteur se surmonte : pesant les mots, les phrases, les inventions et ses diverses vertus, l'une après l'autre : Ôtez-vous de là. Videndum est non modo quid quisque loquatur, sed etiam,
quid quisque sentiat, atque etiam qua de causa quisque sentiat.
[Il faut regarder non seulement ce que chacun dit, mais aussi ce que chacun pense, et même pour quelle raison il le pense. — Cicéron, De officiis, I, XLI, 147.]

J'ois journellement dire à des sots, des mots non sots. Ils disent une bonne chose, sachons jusques où ils la connaissent, voyons par où ils la tiennent. Nous les aidons à employer ce beau mot, et cette belle raison, qu'ils ne possèdent pas, ils ne l'ont qu'en garde : ils l'auront produite à l'aventure, et à tâtons, nous la leur mettons en crédit et en prix. Vous leur prêtez la main. À quoi faire ? Ils ne vous en savent nul gré, et en deviennent plus ineptes. Ne les secondez pas, laissez-les aller : ils manieront cette matière, comme gens qui ont peur de s'échauder, ils n'osent lui changer d'assiette et de jour, ni l'enfoncer. Croulez-la tant soit peu ; elle leur échappe : ils vous la quittent, toute forte et belle qu'elle est. Ce sont belles armes : mais elles sont mal emmanchées. Combien de fois en ai-je vu l'expérience ?

Or si vous venez à les éclaircir et confirmer, ils vous saisissent et dérobent incontinent cet avantage de votre interprétation : C'était ce que je voulais dire : voilà justement ma conception ; si je ne l'ai ainsi exprimé, ce n'est que faute de langue. Soufflez. [1]

[1] Il n'en est rien (expression populaire).

1496

Il faut employer la malice même, à corriger cette fière bêtise. Le dogme d'Hégésias [1], qu'il ne faut ni haïr, ni accuser, ains instruire, a de la raison ailleurs. Mais ici, c'est injustice et inhumanité de secourir et redresser celui, qui n'en a que faire, et qui en vaut moins. J'aime à les laisser embourber et empêtrer encore plus qu'ils ne sont : et si avant, s'il est possible, qu'enfin ils se reconnaissent. La sottise et dérèglement de sens, n'est pas chose guérissable par un trait d'avertissement. Et pouvons proprement dire de cette réparation, ce que Cyrus répond à celui, qui le presse d'enhorter son ost, sur le point d'une bataille : Que les hommes ne se rendent pas courageux et belliqueux sur le champ, par une bonne harangue : non plus qu'on ne devient incontinent musicien, pour ouïr une bonne chanson. Ce sont apprentissages, qui ont à être faits avant la main, par longue et constante institution.

Nous devons ce soin aux nôtres, et cette assiduité de correction et d'instruction : mais d'aller prêcher le premier passant, et régenter l'ignorance ou ineptie du premier rencontré, c'est un usage auquel je veux grand mal. Rarement le fais-je, aux propos mêmes qui se passent avec moi, et quitte plutôt tout, que de venir à ces instructions reculées et magistrales. Mon humeur n'est propre, non plus à parler qu'à écrire, pour les principiants. Mais aux choses qui se disent en commun, ou entre autres, pour fausses et absurdes que je les juge, je ne me jette jamais à la traverse, ni de parole ni de signe. Au demeurant rien ne me dépite tant en la sottise, que, de quoi elle se plaît plus, qu'aucune raison ne se peut raisonnablement plaire.

C'est malheur, que la prudence vous défend de vous satisfaire et fier de vous, et vous en envoie toujours mal content et craintif : là où l'opiniâtreté et la témérité, remplissent leurs hôtes d'éjouissance et d'assurance.

[1] Diogène Laërce, II, 95.

1497

C'est au plus malhabile de regarder les autres hommes par-dessus l'épaule, s'en retournant toujours du combat, pleins de gloire et d'allégresse. Et le plus souvent encore cette outrecuidance de langage et gaieté de visage, leur donne gagné, à l'endroit de l'assistance, qui est communément faible et incapable de bien juger, et discerner les vrais avantages. L'obstination et ardeur d'opinion, est la plus sûre preuve de bêtise. Est-il rien certain, résolu, dédaigneux, contemplatif, sérieux, grave, comme l'âne ? Pouvons-nous pas mêler au titre de la conférence et communication, les devis pointus et coupés que l'allégresse et la privauté introduit entre les amis, gaussant et gaudissant" plaisamment et vive ment les uns les autres ? Exercice auquel ma gaieté naturelle me rend assez propre : Et s'il n'est aussi tendu et sérieux que cet autre exercice que je viens de dire, il n'est pas moins aigu et ingénieux, ni moins profitable, comme il semblait à Lycurgus.

Pour mon regard j'y apporte plus de liberté que d'esprit, et y ai plus d'heur que d'invention : mais je suis parfait en la souffrance : car j'endure la revanche, non seulement âpre, mais indiscrète aussi, sans altération. Et à la charge qu'on me fait, si je n'ai de quoi repartir brusquement sur-le-champ, je ne vais pas m'amusant à suivre cette pointe, d'une contestation ennuyeuse et lâche, tirant à l'opiniâtreté : Je la laisse passer, et baissant joyeusement les oreilles, remets d'en avoir ma raison à quelque heure meilleure : Il n'est pas marchand qui toujours gagne. La plupart changent de visage, et de voix, où la force leur faut : et par une importune colère, au lieu de se venger, accusent leur faiblesse, ensemble et leur impatience. En cette gaillardise nous pinçons parfois des cordes secrètes de nos imperfections, lesquelles, rassis, nous ne pouvons toucher sans offense : et nous entr'avertissons utilement de nos défauts.

1498

Il y a d'autres jeux de main, indiscrets et âpres, à la Française [libres, sans gêne] que je hais mortellement : J'ai la peau tendre et sensible : J'en ai vu en ma vie, enterrer deux Princes de notre sang royal. Il fait laid se battre en s'ébattant. Au reste, quand je veux juger de quelqu'un, je lui demande, combien il se contente de soi : jusques où son parler ou sa besogne lui plaît. Je veux éviter ces belles excuses, Je le fis en me jouant :

Ablatum mediis opus est incudibus istud, [Cet ouvrage a été retiré, à demi forgé, de l'enclume : je n'y fus pas une heure : je ne l'ai revu depuis. — Ovide, ''Tristes'', I, vii, 29.]

Or dis-je, laissons donc ces pièces, donnez-m'en une qui vous représente bien entier, par laquelle il vous plaise qu'on vous mesure. Et puis : Que trouvez-vous le plus beau en votre ouvrage ? est-ce Ou cette partie, ou cette-ci ? la grâce, Ou la matière, ou l'invention, ou le jugement, ou la science. Car ordinairement je m'aperçois, qu'on faut autant à juger de sa propre besogne, que de celle d'autrui : Non seulement pour l'affection qu'on y mêle : mais pour n'avoir la suffisance de la connaître et distinguer. L'ouvrage de sa propre force, et fortune peut seconder l'ouvrier outre son invention, et connaissance.

Pour moi, je ne juge la valeur d'autre besogne, plus obscurément que de la mienne : et loge les Essais tantôt bas, tantôt haut, fort inconstamment et douteusement. Il y a plusieurs livres utiles à raison de leurs sujets, desquels l'auteur ne tire aucune recommandation : Et des bons livres, comme des bons ouvrages, qui font honte à l'ouvrier. J'écrirai la façon de nos convives°, et de nos vêtements : et l'écrirai de mauvaise grâce : je publierai les édits de mon temps, et les lettres des Princes qui passent ès mains publiques : je ferai un abrégé sur un bon livre (et tout abrégé sur un bon livre est un sot abrégé) lequel livre viendra à se perdre : et choses semblables.

1499

La postérité retirera utilité singulière de telles compositions : moi quel honneur, si n'est de ma bonne fortune ? Bonne part des livres fameux, sont de cette condition. Quand je lus Philippes de Comines [1], il y a plusieurs années, très bon auteur certes ; j'y remarquai ce mot pour non vulgaire : "Qu'il se faut bien garder de faire tant de service à son maître, qu'on l'empêche d'en trouver la juste récompense". Je devais louer l'invention, non pas lui. Je la rencontrai en Tacite, il n'y a pas longtemps :

Beneficia eo vsque laeta sunt, dum videntur exolui posse, vbi multum anteuenere, pro gratia odium redditur. [Les bienfaits sont agréables tant qu'on pense pouvoir s'acquitter ; s'ils dépassent trop cette limite, on les paie non de gratitude, mais de haine. — Tacite, Annales, IV, 18]

Et Sénèque vigoureusement. Nam qui putat esse turpe non reddere, non vult esse cui reddat. [Car celui qui estime honteux de ne pas rendre, ne veut pas qu'il y ait quelqu'un à qui il doive rendre. — Sénèque, Lettres à Lucilius, 81, 32.]

Q. Cicero d'un biais plus lâche : Qui se non putat satisfacere, amicus esse nullo modo potest. [Celui qui ne croit pas être quitte ne saurait nullement être un ami. — Quintus Cicéron, La Demande du consulat, chap. 9.]

Le sujet selon qu'il est, peut faire trouver un homme savant et mémorieux : mais pour juger en lui les parties plus siennes, et plus dignes, la force et beauté de son âme, il faut savoir ce qui est sien, et ce qui ne l'est point : et en ce qui n'est pas sien, combien on lui doit en considération du choix, disposition, ornement, et langage qu'il a fourni. Quoi, s'il a emprunté la matière, et empiré la forme ? comme il advient souvent.

[1] III, 12, année 1474. Commynes, Historiens et chroniqueurs du Moyen Age, Pauphilet, 1952, p. 1109.

1500

Nous autres qui avons peu de pratique avec les livres, sommes en cette peine : que quand nous voyons quelque belle invention en un poète nouveau, quelque fort argument en un prêcheur, nous n'osons pourtant les en louer, que nous n'ayons pris instruction de quelque savant, si cette pièce leur est propre, ou si elle est étrangère. Jusques lors je me tiens toujours sur mes gardes.

Je viens de courir d'un fil, l’histoire de Tacite (ce qui ne m'advient guère ; il y a vingt ans que je ne mis en livre, une heure de suite) et l'ai fait, à la suasion d'un gentilhomme [1] que la France estime beaucoup, tant pour sa valeur propre, que pour une constante forme de suffisance, et bonté, qui se voit en plusieurs frères qu'ils sont.

Je ne sache point d'auteur, qui mêle à un registre public, tant de considération des mœurs, et inclinations particulières. Et me semble le rebours, de ce qu'il lui semble à lui : qu'ayant spécialement à suivre les vies des Empereurs de son temps, si diverses et extrêmes, en toute sorte de formes : tant de notables actions, que nommément leur cruauté produisit en leurs sujets : il avait une matière plus forte et attirante, à discourir et à narrer, que s'il eût eu à dire des batailles et agitations universelles. Si que souvent je le trouve stérile, courant par-dessus ces belles morts, comme s'il craignait nous fâcher de leur multitude et longueur.

[1] Le Comte de Gurson.

1501

Cette forme d'Histoire, est de beaucoup la plus utile : Les mouvements publics, dépendent plus de la conduite de la fortune, les privés de la nôtre. C'est plutôt un jugement, que déduction d'histoire : il y a plus de préceptes, que de contes : ce n'est pas un livre à lire, c'est un livre à étudier et apprendre : il est si plein de sentences, qu'il y en a à tort et à droit : c'est une pépinière de discours éthiques, et politiques, pour la provision et ornement de ceux, qui tiennent quelque rang au maniement du monde. Il plaide toujours par raisons solides et vigoureuses, d'une façon pointue, et subtile : suivant le style affecté du siècle : Ils aimaient tant à s'enfler, qu'où ils ne trouvaient de la pointe et subtilité aux choses, ils l'empruntaient des paroles. Il ne retire pas mal à l'écrire de Sénèque. Il me semble plus charnu, Sénèque plus aigu. Son service est plus propre à un état trouble et malade, comme est le nôtre présent : vous diriez souvent qu'il nous peint et qu'il nous pince. Ceux qui doutent de sa foi, s'accusent assez de lui vouloir mal d'ailleurs. Il a les opinions saines, et pend du bon parti aux affaires Romaines.

Je me plains un peu toutefois, de quoi il a jugé de Pompée plus aigrement, que ne porte l'avis des gens de bien, qui ont vécu et traité avec lui : de l'avoir estimé du tout pareil à Marius et à Sylla, sinon d'autant qu'il était plus couvert. On n'a pas exempté d'ambition, son intention au gouvernement des affaires, ni de vengeance : et ont craint ses amis mêmes, que la victoire l'eût emporté outre les bornes de la raison : mais non pas jusques à une mesure si effrénée :

1502

Il n'y a rien en sa vie, qui nous ait menacé d'une si expresse cruauté et tyrannie. Encore ne faut-il pas contrepeser le soupçon à l'évidence : ainsi je ne l'en crois pas. Que ses narrations soient naïves et droites, il se pourrait à l'aventure  argumenter de ceci même : Qu'elles ne s'appliquent pas toujours exactement aux conclusions de ses jugements : lesquels il suit selon la pente qu'il y a prise, souvent outre la matière qu'il nous montre : laquelle il n'a daigné incliner d'un seul air. Il n'a pas besoin d'excuse, d'avoir approuvé la religion de son temps, selon les lois qui lui commandaient, et ignoré la vraie : Cela, c'est son malheur, non pas son défaut.

J'ai principalement considéré son jugement, et n'en suis pas bien éclairci partout. Comme ces mots de la lettre que Tibère vieil et malade, envoyait au Sénat : Que vous écrirai-je messieurs, ou comment vous écrirai-je, ou que ne vous écrirai-je point, en ce temps ? Les dieux, et les déesses me perdent pirement, que je ne me sens tous les jours périr, si je le sais. Je n'aperçois pas pourquoi il les applique si certainement, à un poignant remords qui tourmente la conscience de Tibère :

Au moins lorsque j'étais à même, je ne le vis point. Cela m'a semblé aussi un peu lâche, qu'ayant eu à dire, qu'il avait exercé certain honorable magistrat à Rome, il s'aille excusant que ce n'est point par ostentation, qu'il l'a dit : Ce trait me semble bas de poil, pour une âme de sa sorte : Car le n'oser parler rondement de soi, accuse quelque faute de cœur.

1503

Un jugement roide et hautain, et qui juge sainement, et sûrement, il use à toutes mains, des propres exemples, ainsi que de chose étrangère et témoigne franchement de lui, comme de chose tierce. Il faut passer par-dessus ces règles populaires, de la civilité, en faveur de la vérité, et de la liberté. J'ose non seulement parler de moi : mais parler seulement de moi.

Je fourvoie quand j'écris d'autre chose, et me dérobe à mon sujet. Je ne m'aime pas si indiscrètement et ne suis si attaché et mêlé à moi, que je ne me puisse distinguer et considérer à quartier : comme un voisin, comme un arbre.

C'est pareillement faillir, de ne voir pas jusques où on vaut, ou d'en dire plus qu'on en voit. Nous devons plus d'amour à Dieu, qu'à nous, et le connaissons moins, et si en parlons tout notre saoul : Si ses écrits rapportent aucune chose de ses conditions : c'était un grand personnage, droiturier, et courageux, non d'une vertu superstitieuse, mais philosophique et généreuse. On le pourra trouver hardi en ses témoignages : Comme où il tient, qu'un soldat portant un faix de bois, ses mains se roidirent de froid, et se collèrent à sa charge, si qu'elles y demeurèrent attachées et mortes, s'étant départies des bras. J'ai accoutumé en telles choses, de plier sous l'autorité de si grands témoins.

Ce qu'il dit aussi, que Vespasien, par la faveur du Dieu Sérapis, guérit en Alexandrie une femme aveugle, en lui oignant les yeux de sa salive : et je ne sais quel autre miracle : il le fait par l'exemple et devoir de tous bons historiens. Ils tiennent registre des événements d'importance : Parmi les accidents publics, sont aussi les bruits et opinions populaires.

1504                                                                                                        

C'est leur rôle, de réciter les communes créances, non pas de les régler. Cette part touche les Théologiens, et les Philosophes directeurs des consciences. Pourtant très sagement, ce sien compagnon et grand homme comme lui :
Equidem plura transcribo quam credo : Nam nec affirmare sustineo, de quibus dubito, nec subducere quae accepi [Quant à moi, je rapporte plus de choses Gue je n'en crois ; car je ne prends sur moi ni d'affirmer ce dont je doute, ni de passer sous silence ce qui m'a été transmis. — Quinte-Curce, DX, I, 34.]

et l'autre :
Haec neque affirmare neque refellere operae pretium est. Tite-Live, Préface, I. Famae rerum standum est. [Il n'y a lieu ni de confirmer ces informations, ni de les rejeter : il faut s'en tenir à la renommée. — Tite-Live, VII, 6. 6.]

Et écrivant en un siècle, auquel la créance des prodiges commençait à diminuer, il dit ne vouloir pourtant laisser d'insérer en ses annales, et donner pied à chose reçue de tant de gens de bien, et avec si grande révérence de l'antiquité. C'est très bien dit. Qu'ils nous rendent l'histoire, plus selon qu'ils reçoivent, que selon qu'ils estiment.

Moi qui suis Roi de la matière que je traite, et qui n'en dois compte à personne, ne m'en crois pourtant pas du tout : Je hasarde souvent des boutades de mon esprit, desquelles je me défie : et certaines finesses verbales de quoi je secoue les oreilles : mais je les laisse courir à l'aventure, je vois qu'on s'honore de pareilles choses : ce n'est pas à moi seul d'en juger.

Je me présente debout, et couché ; le devant et le derrière ; à droite et à gauche ; et en tous mes naturels plis. Les esprits, voire pareils en force, ne sont pas toujours pareils en application et en goût. Voilà ce que la mémoire m'en présente en gros, et assez incertainement. Tous jugements en gros, sont lâches et imparfaits.

>> Montaigne Cicéron Horace Platon

<> 24/09/2023


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