Les Bucoliques, Églogue II. trad. Nisard, 1868.
Ce gentil poème pastoral décrit l´amour païen
du Sicilien Corydon pour le jeune esclave grec Alexis.
Tout en étant le fruit de son époque
(inégalités, guerre civile, pouvoir militaire), l´œuvre du Mantouan atteint à
l´universel. Ce chant d´amour contrarié est de tous les
temps, et il s´adresse à tous. La traduction ne rend pas compte de la musique
du vers latin.
◊ Le pâtre Corydon aime Alexis, un jeune esclave qui ne lui appartient pas; pour le séduire, il fait valoir ses richesses rustiques et son talent de musicien ; il le presse de venir demeurer avec lui, et lui promet en retour une flûte, des chevreuils, des fleurs et des fruits. Puis, sentant la vanité de sa poursuite, il y renonce et prend le parti de se distraire par un travail utile. — (F. Plessis)
Cette églogue est inspirée de l'Idylle 11 des Idylles de Théocrite appelée Chant du Cyclope.
ÉGLOGUE II. - ALEXIS.
Le berger Corydon brûlait pour le
bel Alexis, les délices de son maître, et il n’avait pas ce qu’il espérait.
Seulement il venait tous les jours sous les cimes ombreuses des hêtres
épais ; là, seul, sans art, il jetait aux monts, aux forêts cette plainte
perdue :
Corydon :
« Ô cruel Alexis, tu dédaignes mes chants, tu n’es point touché de ma peine ; à la fin, tu me feras mourir. Voici l’heure où les troupeaux cherchent l’ombre et le frais ; où les vertes ronces cachent les lézards ; où Thestylis broie l’ail et le serpolet odorants, pour les moissonneurs accablés des feux dévorants de l’été. Et moi, attaché à la trace de tes pas, je n’entends plus autour de moi que les buissons qui retentissent, sous un soleil ardent, des sons rauques des cigales. Ne m’eût-il pas été moins dur de supporter les tristes colères et les superbes dédains d’Amaryllis ? Que n’aimé-je Ménalque, quoiqu’il soit brun, quoique tu sois blanc ? Ô bel enfant, ne compte pas trop sur la couleur : on laisse le blanc troène, on cueille la noire airelle. Tu me méprises, Alexis, et tu n’as souci de savoir qui je suis, combien je suis riche en troupeaux, combien en blanc laitage. Mille brebis paissent pour moi sur les monts de Sicile ; l’été, l’hiver, le lait nouveau ne me manque pas. Je chante les airs que chantait, quand il appelait ses troupeaux, Amphion de Thèbes sur le haut Aracynthe. Je ne suis pas si affreux ; je me suis vu naguère sur le rivage, dans la mer calme et unie ; et si le miroir des eaux ne nous trompe jamais, je ne craindrais pas, te prenant pour juge, Daphnis pour la beauté.
Ô qu’il te plaise seulement
d’habiter avec moi ces pauvres campagnes, et nos humbles chaumières ; de
percer les daims, et de chasser devant toi, avec la verte houlette, la bande
pressée de nos chevreaux. Avec moi dans les forêts tu imiteras Pan sur tes
pipeaux. Pan le premier a enseigné à joindre ensemble par la cire plusieurs
chalumeaux ; Pan protège et les brebis et les bergers. Ne crains pas de
blesser avec la flûte ta lèvre délicate : pour apprendre mes airs, que ne
faisait pas Amyntas ? J’ai une flûte formée de sept tuyaux d’inégale
hauteur, qu’autrefois Damétas m’a donnée en propre : en mourant il me
dit : « Tu es le second qui l’aies. » Ainsi dit Damétas ;
Amyntas n’en fut-il pas sottement envieux ?
De plus, j’ai trouvé au fond d’un
périlleux ravin deux petits chevreuils tachetés de blanc ; chaque jour ils
épuisent les mamelles de deux brebis : je les garde pour toi. Il y a
longtemps que Thestylis me presse de les lui amener ; et elle les aura,
puisque tu n’as que du dédain pour mes présents. Viens, ô bel enfant !
Voici les nymphes qui t’apportent des lis à pleines corbeilles : pour toi
une blanche naïade cueillant de pâles violettes, les plus hauts pavots, et le
narcisse, les joint aux fleurs odorantes de l’aneth ; pour toi entremêlant
la case et mille autres herbes suaves, (2, 50) elle peint la molle airelle des couleurs jaunes
du souci. Moi-même je cueillerai les blanches pommes du coing au tendre duvet,
et des châtaignes, qu’aimait mon Amaryllis : j’y joindrai la prune
vermeille ; elle aussi sera digne de te plaire. Et vous aussi, lauriers,
myrtes si bien assortis, je vous cueillerai, puisqu’ainsi rassemblés vous
confondez vos suaves odeurs.
Le Poète :
Tu es sot, Corydon ; Alexis
ne veut pas de tes présents ; et si les tiens le disputaient à ceux
d’ Iolas, Iolas ne te céderait pas. Malheureux, qu’ai-je dit ? Je suis
perdu d’amour ; j’ai déchaîné l’ auster sur les fleurs, j’ai lancé le
sanglier fangeux dans les claires fontaines. (2, 60) Ah ! qui fuis-tu, insensé ? Les
dieux aussi ont habité les forêts ; le Troyen Pâris était berger. Que
Pallas aime les hauts remparts qu’elle a bâtis : nous, que les bois nous
plaisent par-dessus tout. La lionne à l’œil sanglant cherche le loup ; le
loup, la chèvre ; la chèvre lascive, le cytise en fleurs : et toi,
Corydon te cherche, ô Alexis ! chacun suit le penchant qui l’entraîne.
Vois, les bœufs ramènent le soc levé de la charrue ; et le soleil, qui
descend, double les ombres croissantes : et moi je brûle encore… Est-il quelque
répit à l’amour ?
Ah ! Corydon, Corydon,
quelle démence est la tienne ? La vigne, unie à cet ormeau touffu, reste à
demi-taillée : que ne prépares-tu plutôt quelque ouvrage utile à tes
champs ? que ne tresses-tu le jonc et le flexible osier ? Tu trouveras
un autre Alexis, si cet Alexis te dédaigne.
Commentaire
◊ À un repas chez Pollion, Virgile aurait été frappé de la beauté d'un jeune esclave nommé Alexandre ; Pollion le lui aurait donné ; on ne jugera pas invraisemblable qu'il ait choisi ce sujet sous l'influence d'un incident de sa vie. En poète, et en poète de tradition nourri des Grecs et de Théocrite, il aura transformé cette petite histoire en une aventure de passion. C'est un instinct du génie : un fait peu important, et par lui-même sans poésie, donne au poète l'idée de se transporter sur un terrain où il est déjà maître, où il le deviendra de plus en plus, la peinture d'un amour malheureux. — (Frédéric Plessis)
Texte latin
[2,0] Ecloga secunda.
Traduction moderne
Références
↑ Virgile Valéry
<> 28/06/2025
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